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MISSION D’EXPLORATION DU HAUT-NIGER
VOYAGE
SOUDAN FRANÇAIS
(HAUT-NIGER ET PAYS DE SÉGOU)
1879-1881
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M. PIETRI M, GALLIENI M, TAUTAIN M. VALLIÈRE
LES MEMBRES DELA MISSION DU HAUT-NIGER
MISSION D’EXPLORATION DU HAUT-NIGER
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2 | VOYAGE
SOUDAN FRANCAIS
(HAUT-NIGER ET PAYS DE SÉGOU)
1879-1881
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LE COMMANDANT GALLIENI
CONTENANT 140 GRAVURES DESSINÉES SUR BOIS PAR RIOU
2 Gartes et 15 Plans
JUL 0 8 1985
PARIS LIBRARIES
DR RARE IT A CRIE ECS 19, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
LSS5
Droils de propriété et de Lraducliuu résorvés
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AU GÉNÉRAL BRIÈRE DE L’ISLE
ANCIEN GOUVERNEUR DU SÉNÉGAL ET DÉPENDANCES (1876-1881).
Mon Général,
Vous ne pouvez refuser l'hommage de ce livre, qui fait revivre cette mission du Haut-Niger, que vous avez créée el organisée.
Appelé au gouvernement du Sénégal et dépendances en 1876, vos constantes études sur le pays vous ont vile convaincu que celte colonie était loin de remplir pour la France le rôle que lui assignarent sa position géographique et la direction de la vallée de son grand fleuve, sur lequel nous restions stationnaires depuis trop longtemps. Vous inspirant de la politique de votre éminent prédécesseur, M. le Général Faidherbe, vous avez pris pour devise le go ahead des Américains; et, grâce à vous, un pas immense & été fait vers le Soudan. De Saint-Louis à Bammako sur le Niger, de Saint-Louis aux Scarcies le long de la côte de l'Atlantique, l'influence française s'est étendue ou affernie. Ces riches et vastes contrées sont ouvertes à notre commerce, qui en profile largement.
Pendant les cing années de votre gouvernement, le commerce général du Sénégal avec la France — importations et exportations réunies — à presque doublé. Il était en 1876 de 21405 650 francs : en 1880, à s'est élevé à 59 054 649 francs, correspondant à un mouvement de navigation avec la France — entrées el sorties réunies — de 156 385 tonneaux de jauge. Or la colonie qui fournit, après le Sénégal, le mouvement de navigation le plus élevé avec la France, la Martinique, ne présentait que 66 040 tonneaux en 1880 !.
Mais, avant de porter vos efforts vers les régions migériennes, vous avez dû songer à améliorer votre base d'opérations ; aussi ne devons-nous pas oublier les grands travaux qui s’'exécutaient partout sur la terre séné- gambienne, sous votre haute direction, comme prélude de notre marche en avant : Rufisque et Dakar agrandis et embellis ; Saint-Louis assaini par la construchon des quais et l'établissement de plantations et de nombreux jardins ; le barrage de Lampsar relevé pour permettre d'entreprendre la
1. Voir le rapport de M. le Ministre de la marine et des colonies adressé à la Chambre des députés en juin 1885.
conduite qui devait approvisionner d'eau douce en abondance le chef-lieu de la colonie, où fonctionnaires et soldats étaient rationnés depuis plusieurs siècles ; tous nos postes militaires réparés ou reconstruits à nouveau. On voit en même temps, par cette simple énumération, combien était grande votre sollicitude pour les populations des villes el pour la santé des Européens envoyés par le gouvernement de la métropole sous ces climats meurtriers.
Et dans un autre ordre d'idées : la liberté du commerce assurée à nos nationaux sur tout le parcours du fleuve, malgré les prétentions tradition nelles des chefs maures; le Cayor, confiant dans votre politique de paix, accordant une complète sécurité à nos seclions d'étude du Chemin de fer de Dakar à Saint-Louis; la puissante confédération musulmane du Fouta affaiblie par la mise volontaire de plusieurs de ses provinces sous notre protectorat ; enfin, la hideuse plaie africaine, l'esclavage, combattue par vous sans reldche et refoulée au loin, partout où le permettaient ceux des traités antérieurs que vous avez pu modifier sans entrer en querre avec des peuplades indépendantes.
Tels sont, mon Général, les faits saillants de votre gouvernement. Telle est l'œuvre que vous avez pu accomplir sans vous laisser arrêter par la terrible épidémie de fièvre jaune de ASTS, ni par toutes les mesures que vous avez dù prendre pour atténuer les ravages du fléau, dont le retour prochain était à prévoir.
Mais, par-dessus tout, dominera ce fait mémorable dans l’histoire de notre civilisation: c'est sous votre gouvernement que la route du Niger nous « été définitivement ouverte ; et, le jour où nos canonnières jetteront l'ancre devant Kabara, le port de Tombouctou, votre nom, à côté de celui du général Faidherbe, trouvera sa place méritée parmi les initiateurs les plus actifs de la lumière et de la liberté dans l'Afrique centrale.
Les résullats que vous avez obtenus par tant d'énergiques efforts seront durables et feconds si vos successeurs persévèrent dans la voie indiquée. Pour nous, l'éternel honneur de notre carrière militaire sera d'avoir été choisis par vous pour l'accomplissement d'une mission dont vous connaissiez les difficultés ; et nous serions amplement récompensés si vous étiez convaincu que nous n'avons reculé devant aucun obstacle pour répondre à votre confiance. Ë
COMMANDANT GALLIENI.
La Gabelle (Saint-Raphaël), le 17 août 188
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VOYAGE
AU
SOUDAN FRANCAIS
(HAUT-NIGER ET PAYS DE SÉGOU)
(1879-1881)
CHAPITRE PREMIER
La mission du Haut-Niger : son but et sa préparation. — Anarchie des contrées situées au delà de Médine. — Le gouverneur Brière de l'Isle, — Expédition préliminaire de Bafoulabé. — Voyage de la mission à bord du Dakar et du Cygne jusqu’à Podor. — Navigation en chalands sur le Séné- gal. — Arrivée à Bakel.
Je rentrais à peine d’une mission accomplie dans les rivières du suu de notre colonie sénégambienne, quand M. Brière de l'Isle, gouverneur du Sénégal, m’entretint pour la première fois de la reprise d’un projet dont la première idée remonte à l’éminent général Faidherbe. Il s'agissait de pénétrer dans la vallée du Haut-Niger par le massif montagneux compris entre ce grand cours d’eau et le Sénégal. On voulait, ainsi que dans la mis- sion confiée en 1862 au lieutenant de vaisseau Mage, établir des relations avec les races nègres de ces contrées, qui ne nous étaient connues que par les récits fort incomplets de Mungo Park (1796-1805), et ouvrir à nos établissements frontières de la colonie, Médine et Bakel, des débouchés vers des marchés abandonnés jusque-là au trafic embryonnaire de popula- lions à demi sauvages.
Tout le pays qu’on devait traverser depuis Médine, base d'opérations de l’entreprise, jusqu'aux rives du Niger, se trouve sous la souveraineté
6 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
nominale du roi nègre de Ségou, Ahmadou. Mais le pouvoir de ce chef, fils du fameux El-Hadj Oumar, fondateur de l'empire des Toucouleurs, ne s'étend guère en réalité que le long de la rive droite du Niger. En dehors de cette bande de quelques centaines de kilomètres, son auto- rité ne se traduit que par de périodiques incursions, pratiquées chez des hordes insoumises, pour le prélèvement d’un impôt disputé les armes à la main.
Dans ces conditions, instruit comme on l'était d’ailleurs par linsuecès des tentatives antérieures, le parti le plus sage était d'organiser une mis- sion d'exploration ayant un caractère absolument pacifique; d'exploiter, en d’autres termes, les ferments de discorde existant entre la race des conquérants toucouleurs et leurs tributaires mal soumis; et, en flattant la vanité d'Ahmadou, de gagner les bonnes grâces de ce souverain chan- celant par l'envoi d’une ambassade solennelle.
C’est ce que comprit M. le gouverneur Brière de l'Isle, qui prit aussitôt à cœur l’importante mission que lui confiait l'amiral Jauréguiberry, ministre de la marine. Celui-ci le chargea de s'entendre à ce sujet avec M. Legros, inspecteur général des travaux maritimes, qui, au sein de la commission du Transsaharien, avait été le champion énergique de la péné- tration au Soudan par le Sénégal.
Médine, situé à une lieue en aval de la grande cataracte du Félou et à la limite de la navigation du Sénégal, avait été pendant longtemps le poste le plus avancé ou, pour mieux dire, le plus reculé de la France dans l'intérieur du pays. Le général Faidherbe y avait bâti un fortuin en 1855, pour servir à la fois de point de défense et d'observation. A l'abri de nos canons, plusieurs milliers d’Africains, échappés aux massacres d’El-Had) Oumar et de ses Toucouleurs, ne tardèrent pas à construire un gros vil- lage, défendu par une citadelle en pierres et en terre. C’est contre ce fort, commandé par Paul Holle et cette citadelle africaine, défendue par Sam- bala, roi du Khasso, notre allié, que vint se heurter en 1857 le prophète musulman, à la tête de toute son armée. On connaît la résistance héroïque que fit Paul Holle pendant plus de trois mois, et le combat mémorable que livra le gouverneur Faidherbe pour dégager la petite garnison, prête à s’enterrer sous les débris du fort.
Médine, dont l'importance n'avait cessé de croître depuis cette époque, devait donc servir de point de départ aux explorations que l’on projetait. Il fallait tout d’abord trouver au delà de ce poste un nouveau point, d’où rayonnerait notre influence au loin vers le Niger, où nous pourrions con- centrer nos moyens d'action et même de résistance, et qui serait, en un
Mug VX
NOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS. il
mot, une nouvelle étape dans la conquête pacifique de la région. Depuis longtemps déjà, le choix s'était arrêté en principe sur Bafoulabé, au con- fluent du Bafing et du Bakhoy; mais il fallait reconnaître le pays, qui était en pleine dislocation depuis la mort d’El-Hadj Oumar en 1865. Son fils Ahmadou avait bien réussi à se maintenir à Ségou, mais son neveu Tidiani s'était installé dans la Macina, secouant l'autorité de son cousin. La guerre civile était en permanence et la guerre religieuse compliquait encore la situation, car les Toucouleurs employaient envers les peuplades idolâtres le système de terreur qui avait si bien réussi}à El-Had}. Aux horreurs qu’entrainait | avec lui ce fanatisme surexcilé, se Joignaient les haines de race et les animosités locales. On peut donc dire que les contrées qui s’éten- daient entre Médine et le Niger présentaient au point de vue polili- que l’image du chaos. C’est dans cette mêlée confuse de religions et de nationalités qu'il fallait s'engager, sans plus connaître nos amis que nos ennemis.
Ainsi, le plus puissant Le commandant Gallieni, de l'infanterie de marine.
de ces souverains indi-
gènes, Ahmadou, nous accablait de ses protestations d'amitié et cependant ne cessait de fomenter des troubles et des révoltes parmi les populations de la vallée du Sénégal soumises à notre protectorat. Il avait même réussi par ses intrigues à isoler notre poste de Médine et à soulever contre nous les populations du Logo et du Natiaga, qui nous séparaient de Bafoulabé et des régions de l’est. On avait dû en 1878 envoyer contre Sabouciré, la princi- pale ville du pays, une colonne expéditionnaire pour ramener ces indigènes dans le devoir. D'un autre côté, les Malinkés et Bambaras, restés presque tous fétichistes et ennemis d’Ahmadou, et qui, par suite, étaient nos alliés naturels, se défiaient de nos relations avec le sultan de Ségou et se tenaient sur une réserve qui, d’un jour à l’autre, pouvait se convertir en hostilité.
8 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Le gouverneur me prescrivit donc tout d’abord d'exécuter une recon- naissance préliminaire entre Médine et Bafoulabé. Je devais, sur mon chemin, pacifier les tribus du Logo et du Natiaga, tâcher de conclure avec leurs chefs des traités avantageux, et étudier le futur emplacement de notre poste de Bafoulabé ainsi que le tracé d’une route qui le relierait à Médine. Malgré les inondations qui avaient été exceptionnelles cette année, j’arrivai le 12 octobre 1879 au confluent du Bakhoy et du Bafing, et je fus assez heureux pour pouvoir entrer en relations avec les principaux chefs malinkés de la région, réunis non loin de Bafoulabé pour une expédition militaire, dirigée contre un vassal d’Ahmadou. Ils accueillirent mes propositions avec empressement. Plusieurs d’entre eux me confièrent même quelques- uns de leurs parents ou de leurs fidèles, que Je devais présenter au gouverneur à mon re- tour. Bref, cette pre- mière mission réussit au delà de toute espé- rance et Je Signai avec ces chefs, dont les États s'étendent entre Bafoulabé et le Bakhoy, une série de traités qui consolidaient notre
domination el prépa-
€. ROMjAT.
raient notre puissance Le capitaine Piétri, de l'artillerie de marine. : future.
En vertu de ces traités, une garnison de tirailleurs sénégalais el une centaine d'ouvriers, venus de Saint-Louis, s’installèrent à Bafoulabé dès le
is de décembre 1879 et c ncèrent immédiatement les travaux d mois de décembre 1879 et commencèrent immédiatement les travaux de construction d’un fort, tandis qu'un ingénieur, utilisant l'excellent levé topographique exécuté par le lieutenant Vallière, qui m'avait accompagné pendant ma mission, s'occupait de la construction de la route et du télégraphe.
Ces premiers el importants résultats obtenus, le gouverneur me chargea d'organiser, dans l'esprit conciliateur qui avait déjà présidé à ma dernière mission, l’expédition qui devait nous ouvrir une voie vers le grand fleuve du Soudan, dans des régions restées jusqu'alors inexplorées et étrangères à notre influence. Je gardai, pour m'accompagner pendant mon voyage, les
NOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 9
fils des chefs de Kita et de Bammako, que j'avais ramenés de Bafoulabé. Tous les autres envoyés qui m'avaient également suivi furent comblés de caresses et de cadeaux, et repartirent de Saint-Louis enchantés de l'accueil qu'ils y avaient reçu.
Je choisis pour compagnons de voyage des officiers d’un caractère éprouvé el dont j'avais pu en mème temps apprécier la valeur au point de vue des connaissances scientifiques indispensables pour remplir le pro- eramme qui m'avait été fixé. C'étaient MM. Piétri, Vallière et Tautain. M. Piétri, lieutenant d'artillerie de marine, sorti depuis peu de l'École polytechnique, rentrail à peine d’une mission topographique exécutée vers le bas Sénégal, entre Merinaghen et Guédé, pour les études préliminaires de la voie ferrée projetée de l'Atlantique au Niger. M. Piétri, outre la conduite du lourd con- voi que nous trans- portions, devait être chargé des instru- ments de précision et des observations astro- nomiques. M. Vallière, lieutenant d’infante- rie de marine, officier d'un grand fond et doué d’une aptitude tout à fait spéciale pour les levés topographiques et
Le capitaine Vallière, de l'infanterie de marine.
l’étude du terrain, m'avait déjà accompagné dans ma première expédition de Bafoulabé. Le docteur Tautain, jeune médecin de la marine, commandait intérimairement le poste de Dagana, quand je lui proposai de se joindre à la mission ; ses connaissances en ethnographie et histoire naturelle, etc., me rendaient son concours précieux. Enfin, M. le docteur Bayol, médecin de première classe de la marine, avait été désigné par le gouverneur pour accompagner l'expédition en qualité de médecin-major ; une fois parvenu à Bammako, il devait y résider comme représentant du gouvernement français.
Le décorum, on ne l’ignore pas, joue un grand rôle parmi les nègres du Soudan. Ces indigènes, en vrais enfants, aiment les fêtes tapageuses, les beaux costumes bariolés et resplendissants de dorures. Notre simplicité
10 : VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
habituelle serait hors de propos avec eux. Les parades, les brillants vête- ments les enchantent, et rien ne leur plaît autant que les cérémonies mi- litaires avec musique, chevaux et bruit d'armes. J'emmenais done avec moi une escorte composée de trente spahis et tirailleurs sénégalais ; les premiers, cavaliers indigènes, armés, équipés et habillés comme nos spahis algériens ; les autres, appartenant à ce corps de tirailleurs sénéga- lais, fameux par les services rendus à la colonie pendant toutes les expédi- tions militaires entreprises par nos gouverneurs dans les vingt années précédentes. Ces trente soldats d'élite, armés de chassepots, devaient me servir d’escorte à mon entrée à Bammako ou à Ségou ; leurs beaux cos- tumes orientaux devaient assurément exciter l’admi- ralion des populations pau- vres et naïves au milieu desquelles nous allions pé- nétrer. Ces hommes four- nissaient d’ailleurs d’excel- lents auxiliaires, déjà ha- bilués au travail et pliés à la discipline, dans un pays où, les routes n’existant pas, il était nécessaire de mettre souvent la pioche ou le pie à la main pour
frayer la voie à la mission et au lourd convoi qui la
Le docteur Tautain.
suivait. Au surplus, sachant très bien à quoi peuvent être exposés les voyageurs qui entreprennent de pénétrer dans le conti- nent africain, J'avais caché trois ou quatre mille cartouches au fond de nos cantines. Les événements ont prouvé combien cette précaution était excellente, et nul doute que sans elle la mission du Haut-Niger n’eût subi le sort de la malheureuse expédition du colonel Flatters.
Les nombreux cours d’eau que nous devions rencontrer, ainsi que l’es- pérance où J'étais de pouvoir lancer une embarcation sur le Niger, me fai- saient une nécessité d’adjoindre à mes soldats indigènes un personnel de laptots où matelots noirs, habitués à naviguer sur le Sénégal et les rivières de ces régions. Une escouade de laptots, sous le commandement du patron Samba Ouri, vétéran de la navigation sénégalienne, fut donc
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 11
attachée à l'expédition. Je les armai de fusils doubles, pour me procurer un renfort en cas d'attaque. Tous les hommes qui devaient nous accompagner à divers ütres, sol-
dats, laptots ou conducteurs d'animaux, élaient naturellement indigènes. Connaissant par expérience l’insalubrité du climat des contrées que nous allions aborder, j'avais formellement refusé de m’adjoindre d’autres Eu-
Spahis sénégalais. P 8
ropéens que ceux déjà cités, quoique beaucoup de nos jeunes compatriotes, officiers ou autres, se fussent proposés pour prendre part aux fatigues de l'expédition. Mon opinion a toujours été que, sous ces climats meurtriers, il ne faut faire entrer dans les expéditions du genre de la mienne que le nombre strictement nécessaire d'Européens pour assurer la direction de l'entreprise; agir autrement serait compromettre le succès et sacrifier inutilement un grand nombre d'hommes.
12 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Aidé de mes compagnons de voyage, J'employai le mois de janvier 1880 à réunir les approvisionnements de toute espèce et le grand stock de pré- sents destinés à satisfaire les convoitises enfantines propres à la race nègre. Ce n’était qu'à Bakel, au moment où nous prendrions la voie de terre, que je pouvais mettre la dernière main à l’organisation de nôtre convoi. Mais c’est à Saint-Louis que j'achetai tout ce qui était nécessaire à l’expé- dition, Je disposai ainsi des crédits qui m'étaient ouverts pour l'acquisi- tion des articles presque innombrables de nos équipements : couvertures de couleur, calicot blane, guinée bleue, écharpes indiennes, mouchoirs et foulards de couleurs éclatantes, sabres dorés, chéchias, fusils ornés d'argent, verroteries, couteaux, miroirs en Zin€, boîtes à musique, petite machine électrique, etc.
Tous ces objets furent renfermés dans des prélarts et dans des caisses soigneusement numérotées, car je pensais que, dans une expédition entre- prise à une aussi grande distance de nos établissements et en dehors, par conséquent, de toute base d’approvisionnements, il était indispensable de prendre des précautions minutieuses, qui pouvaient seules assurer le succès de nos opérations.
Le 50 janvier 1880, le pavillon hissé au mât de l'hôtel du gouverne- ment donna le signal du départ. MM. Bayol, Piétri et Vallière s’embar- quèrent sur l'aviso à vapeur le Dakar, aux flancs duquel s’accrochèrent les chalands et zampans chargés de l’immense matériel que nous devions Lransporter par eau jusqu'à Bakel. Le docteur Tautain et moi, retenus encore à Saint-Louis par quelques préparatifs du dernier moment, nous parlimes peu après sur le Cygne, à bord duquel s'étaient également em- barqués le gouverneur et son état-major. M. Brière de l'Isle, qui avait veillé avec tant de soin à l'organisation d'une mission qui était son œuvre, avait voulu, en nous accompagnant jusqu'à Podor, nous donner une nouvelle marque de sa sollicitude et de l’importance qu'il attachait à la réussite de notre entreprise.
Ce ne fut pas sans une vive émotion que nous nous séparâmes de nos camarades réunis sur le quai pour nous serrer une dernière fois la main avant notre départ. L'imprévu joue un si grand rôle sur cette terre d'Afrique que, malgré nous, nous ne pouvions nous empêcher de songer aux mille dangers qui nous attendaient dans notre voyage à travers un pays in- connu et resté jusqu'alors inexploré par les Européens. Toutefois, le mou- vement qui régnait à bord, les manœuvres de l’appareillage, les cris des nègres passagers, vinrent bientôt changer la direction de nos idées, et, avec l’insouciance de gens habitués depuis longtemps aux émotions mul-
Hôtel du gouverneur à Saint-Louis.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 15
tiples d’une vie aventureuse, nous nous mîmes à considérer les rives du fleuve qui, dans cette partie de son cours, baigne, à droite le pays des Maures Trarzas, à gauche le pays des nègres Ouolofs.
En ce moment, les berges nous apparaissaient distinctement avec leurs parois d'argile, sur lesquelles se voyaient encore les traces laissées par les différents niveaux des eaux. Tout autre est l'aspect du pays à la saison de l’hivernage : le Sénégal s'étend alors en vastes nappes sur les immenses plaines, couvertes d’une maigre végétation, qui le bordent dans sa partie basse; son lit disparait et l’on a vu souvent des chalands de commerce et même nos avisos, trompés par ces grandes surfaces d’eau, s’égarer dans la plaine et accrocher leurs ancres aux branches des jujubiers.
Le Oualo nous est aujourd’hui entièrement soumis, et ses habitants, auxquels le gouvernement de la colonie a laissé leurs chefs particuliers, nous payent en signe de sujétion un impôt de peu d'importance. En face, sur l’autre rive, les Trarzas forment l’une des tribus les plus turbulentes des déserts habités par les Maures. Au moment des basses eaux, on voit leurs caravanes arriver en longues files vers notre escale de Dagana, où ils échangent leurs gommes contre les produits manufacturés de notre in- dustrie et spécialement contre la guinée, sorte d’étolfe bleue à bon marché, dont ils exportent d'énormes quantités. À lhivernage, ils quit- tent les bords du fleuve et, à la grande satisfaction des noirs riverains, victimes souvent de la rapacité de ces incorrigibles pillards, ils rentrent dans leurs déserts, reprenant leur vie nomade et aventureuse, où la guerre et le vol tiennent assurément la plus large place.
Vers le soir, nous mouillons devant Richard-Toll. Les quelques heures que nous y restons nous permellent d'admirer cette élégante construction, ressemblant plutôt à l’une de nos charmantes villas d'Europe qu’à un poste militaire, placé là pour tenir en respect les populations environ- nantes. Il est vrai que Richard-Toll à été primilivement créé pour servir de maison de campagne aux différents gouverneurs, qui, profitant des avan- tages naturels du terrain, bien arrosé par le fleuve et le marigot de la Taouey, y ont fait d'importantes plantations de fromagers et de cail-cé- drats. Aujourd’hui, cette résidence possède un véritable parc, orné de grands et beaux arbres dont les allées, fraiches et ombreuses, présentent un spectacle d'autant plus agréable à l’œil, que l’on est peu habitué à le contempler au Sénégal. |
Trois heures de route nous amenèrent ensuite à Dagana, la première grande escale que nous devions rencontrer sur le fleuve. Le poste est bien situé sur les bords mêmes du Sénégal; d’épais fromagers le cachent
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presque entièrement à notre vue. Nous ne pouvions guère distinguer qu'un petit coin de la véranda, où apparaissait de temps en temps le noir museau d'un de ces mignons petits singes, au pelage gris verdätre, qui peuplent les forêts du Fouta et font la joie de nos soldats en garnison dans les postes. La rue qui borde le fleuve offrait une grande anima- lion : les traitants, placés sur le pas des maisons blanches et carrées, dis- cutaient vivement avec des Maures, auxquels leurs noirs cheveux incultes el ébouriffés donnaient un aspect des plus sauvages. Au milieu de la voie, les chameaux accroupis étendaient leurs longs cous, regardant d'un œil effaré tout le mouvement qui se faisait autour d'eux. Le Dakar ne fit que stopper devant Dagana, juste le temps de se débarrasser de quelques- uns de ses passagers nègres et de remettre le courrier au commandant du poste. Au bout de quelques minutes, les sons aigus de son sifflet vinrent nous arracher au spectacle intéressant que présentait l’escale, el cet excellent marcheur reprit sa course vers Podor. Le Cygne suivait de près.
A peine avons-nous perdu de vue Dagana qu'un coup de feu se fait entendre à bord du Dakar. On stoppe de nouveau : c’est le lieutenant Vallière qui vient de tuer un ecaïman dont la mort est saluée par les cris de joie de tout l'équipage, car la chair de cet animal constitue un grand régal pour les laptots de nos avisos. Nous-mêmes, nous ne dédaignämes pas de goûter à ce mets d'un nouveau genre. On reprend la route en con- üinuant de tirer sur les caïmans paresseusement endormis sur les sables des rives, ou sur les singes qui se jouaient dans les branches des arbres.
Beaucoup de ces villages devant lesquels nous passions nous rappelaient des souvenirs quelquefois pénibles, toujours glorieux, de la période de conquêle où, avec de pelits moyens, le général Faidherbe sut faire de si grandes choses. Chacun de nous avait un nom à citer, un trait à ra- conter. À Gaé, la fièvre et linsolation avaient abattu presque la moitié d'une colonne en une matinée. Le marigot de Fanaye, si disputé, rappelait à notre camarade Piétri la mort prématurée d’un de ses parents, jeune enseigne de vaisseau qui donnait les plus belles espérances et qui était tombé là, victime du climat.
Nous sommes alors à la limite des pays ouolofs et toucouleurs. Les rives du Sénégal sont moins incultes, et d’épais bouquets de jujubiers ou de siddems, au feuillage blanchâtre, nous cachent la plaine. Quelques débris de cases en paille, où s’abritaient encore il y a quelques mois les enfants chargés d'éloigner des récoltes les oiseaux pillards, témoignent de l'existence de cultures étendues, abandonnées en cette saison, mais
Guerriers du Oualo.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 19
bientôt reprises dès les premières pluies. La contrée cependant est encore peu habitée et l’on se prend à regretter l'absence de quelques-unes de ces vastes plantations que l’on rencontre si souvent dans les rivières du sud de notre colonie. (à et là nous apercevons quelques misérables vil- lages de pêcheurs, placés sur de légères éminences en dehors des atteintes de l’inondation. Le chef s’empresse, à notre passage, de hisser le pavillon tricolore, tandis que les enfants interrompent leurs jeux pour nous regarder d’un œil étonné et suivre avec curiosité les mouvements de notre bateau. Que ces sauvages indigènes ont fait peu de progrès depuis notre arrivée dans ces contrées sénégambiennes ! Sans doute ils admirent les différentes productions de notre civilisation, mais pourquoi n'ont-ils pas l’énergie nécessaire pour sortir de leur profonde barbarie?
Vers trois heures du soir, nous passons devant l'entrée du marigot du Doué, large bras qui rejoint le Sénégal à Saldé, en formant l'Ile à Mor- phil, terre riche et bien cultivée. Peu après, nous commençons à aperce- voir Podor. La couleur blanche du poste contraste avec le rouge brique des constructions de l’escale; mais ce n’est qu'après avoir parcouru la large boucle que le fleuve décrit en cet endroit, que nous mouillons de- vant le fort dans la soirée du 51 janvier.
Podor a été réoccupé de vive force en 1854, malgré Phostilité des Tou- couleurs du Toro. C’est un beau bâtiment carré, situé à deux cents mètres environ des bords du fleuve, qui gagne chaque année, au moment des hautes eaux, sur le terrain avoisinant. En aval se trouve l’escale, formée de deux rues parallèles dont l’une, ombragée de grands arbres, borde le Sénégal. Derrière, on voit les loits pointus des villages indigènes de Podor et de Tioffy. Nous nous empressons de descendre à terre et d'aller serrer la main au capitaine Fischer, commandant du poste, et au docteur Dupouy; tous deux nous offrent gracieusement l'hospitalité.
Le lendemain et les jours suivants, nous nous occupons activement d’arrimer dans les meilleures conditions possibles le volumineux matériel entassé dans nos chalands. Nous réunissons nos approvisionnements, nous répartissons nos laptots sur les chalands et zampans où nous-mêmes devions prendre place en quittant le Dakar.
Le 5 février, le gouverneur Brière de l’Isle nous fait ses adieux et nous donne ses dernières instructions. « Allez, nous dit cet excellent chef, soyez énergiques et résolus. Oubliez complètement les épreuves qui vous at- tendent, pour ne songer qu’à l'intérêt supérieur de la patrie. Vous partez pour accomplir une grande œuvre dont vous serez les premiers initia- teurs, et Je ferai tous mes efforts pour que vous soyez suivis de près
20 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
dans la voie que vous allez ouvrir à la civilisation et à l'influence fran- çaise. Mes vœux et ceux de toute la colonie vous accompagnent. Dieu fa- vorisera vos efforts patriotiques. » Le gouverneur pouvait certes compter sur nous, car il avail su nous animer de celte énergie, de celte élévation de sentiments et de cel amour pour la patrie qu'il possédait lui-même à un si haut degré et qui le soutenaient si puissamment dans la tâche diffi- eile qui lui avait été confiée depuis qu'il avait pris la direction supérieure de la colonie,
Le 4, au matin, nous remontons sur le Dakar, qui devait nous con- duire jusqu'au banc de Mafou; à partir de ce point, en saison sèche, c’est-à-dire de novembre en juin, le Sénégal n’est plus navigable pour nos avisos à vapeur à calaison trop forte. Nous y parvenons le soir et, après avoir passé une dernière nuit à bord et avoir fait nos adieux à l'excellent M. Simonet, commandant de ce bâtiment, nous nous instal- lons définitivement dans nos embarcations pour commencer la rude navi- galion qui devait nous amener jusqu'à Bakel. Parmi les inconvénients de la vie sénégalaise, il n'en est pas de plus désagréable que cette difficulté de communications, pendant une bonne partie de l’année, entre le chef- lieu de la colonie et les établissements situés au delà de Podor. Les avisos à vapeur ne pouvant alors remonter que jusqu'au banc de Mafou, on est réduit, pour atteindre les escales du haut fleuve, à employer les cha- lands du commerce, imparfaitement aménagés et qui mettent souvent un mois entier pour gagner Médine. Parfois les laptots chargés de conduire ces chalands descendent à terre, sur l’une ou l’autre rive du fleuve, el cheminent en haut des berges escarpées en tirant une longue cordelle allachée au sommet du mât. Mais l’épaisse végétation qui embarrasse les bords s'oppose quelquefois à un semblable moyen; il faut alors se servir de rames et de longues perches à l’aide desquelles les laptots, tels que les baleliers de nos canaux en France, poussent le chaland sur les eaux du fleuve. On comprend combien la marche doit être lente et monotone dans de telles conditions, surtout lorsqu'on songe aux nombreux bancs et ra- pides qui obstruent le Sénégal dans son cours moyen et supérieur et dont le franchissement exige fréquemment plusieurs heures d’un travail long et fatigant.
Nous nous trouvions alors à hauteur du Toro, l’un des États séparés, par la politique de nos gouverneurs, de la puissante et turbulente con- lédération du Fouta, qui s’élendait autrefois sans discontinuité depuis Dagana jusqu'aux environs de Bakel. Les dispositions hostiles des Toucou-
leurs, ainsi que leurs fréquentes tentatives de pillage sur nos commer-
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çants, nous forcèrent souvent à organiser contre ces populations re- muantes d'importantes expéditions. À la suite de ces dernières, on mit à profit les divisions intestines des différentes tribus de celte confédération en la morcelant peu à peu et en séparant plusieurs États importants. C’est ainsi que le Toro formait en ce moment un pays indépendant, placé sous notre influence et gouverné par un jeune chef, Amadou Abdoul, rallié complètement à l'idée française et qui venait de visiter notre dernière Exposition de 1878.
L'autre rive limite le pays des Maures Braknas, dont les tribus, tout aussi rebelles à la civilisation que celle des Trarzas, font cependant un commerce de gommes très aclif avec notre escale de Podor.
La navigation fut lente et pénible pendant les premiers jours. La nature boisée des rives s’opposait au remorquage à la cordelle, et nous regrettions vivement que ladministration coloniale, trop pauvre malheureusement, n'ait pu encore procéder au débroussaillement de la rive gauche. On obtiendrait ainsi un chemin de halage, qui serait du plus grand secours aux chalands remontant le fleuve durant les basses eaux, et qui permet- lait même d'employer des ânes pour soulager les laptots dans ce service faligant. La monotonie de notre marche était cependant interrompue par la vue des caïmans qui se chauffaient nonchalamment au soleil, dans une si complète immobilité qu’on les confondait souvent avec quelque gros trone d'arbre arrêté aux racines des siddems. Nos balles de mousqueton les dé- rangeaient désagréablement ; ils plongeaient alors et une trainée san- glante, visible à la surface de l’eau, nous montrait que nos balles n’avaient pas toujours manqué leur but. Au sommet des berges, nous apercevions encore de nombreuses bandes de singes dits à têle notre, tandis que les aigrettes, au plumage couleur de neige, s'enfuyaient à notre approche.
Le 7, nous passions devant les villages d’Aleibé, de Boki et de Oua- laldé. Ce sont les derniers du Toro, et leurs habitants ont un aspect des plus misérables. Deux ans auparavant, j'avais été chargé de tracer la limite entre ce pays et le territoire voisin, et je me rappelais encore l'hospitalité que j'y avais reçue. Gette contrée est riche et les cultures pourraient, comme dans le Cayor ou d’autres régions de la Sénégambie, y prendre un développement considérable. Les villages se dispersent généralement à la saison des cultures, et les habitants s’éparpillent le long des rives du fleuve, où ils s’abritent dans quelques cases en paille, élevées à la hâte. Les récoltes ramassées, ils rentrent au village principal.
Le lendemain, nous entrons dans le Lao, petit État toucouleur qui à également séparé sa cause de celle du Fouta et s’est placé, il y a peu
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d'années, sous notre protectorat. Nous apercevons sur la rive droite plu- sieurs cavaliers maures armés de fusils et poussant devant eux, en criant de toute la force de leurs poumons, des bœufs et des moutons volés sans doute aux Peuls, pasteurs du Lao, dont les nombreux troupeaux couvrent les plaines environnantes. En effet, un engagement avait eu lieu le matin, et un fort parti de Maures qui avait réussi à passer le fleuve à la nage pendant la nuit, s'était emparé de plusieurs de ces animaux qu'il poussait devant lui jusqu'au moment où les ravisseurs deviennent insaisissables. Ces faits se représentent tous les jours : les Maures vont razzier les trou- peaux des Peuls; ces derniers les défendent ou vont par représailles enlever à leur tour ceux de leurs ennemis. C’est une guerre perpétuelle, et le Sénégal, qui forme un large fossé entre ces deux races, est insuffisant pour empêcher ces vols et ces conflits à main armée.
Le 9, nous passons devant les villages de Cascas et de Dounguel et nous franchissons, non sans peine el sans une grande perte de temps, le difficile passage de Djoulédiabé, situé à la limite extrême de la marée. Les rives, complètement déboisées, permettent le remorquage à la cordelle et, après avoir doublé l'embouchure du marigot de Doué, dont nous avions déjà pu voir l'origine avant Podor, nous venons mouiller au pied des hautes berges que surmonte le blockhaus de Saldé. Ce petit poste, qu'occupe une garnison d'une douzaine de tirailleurs, a été élevé en 1865 pour occuper l'intervalle de près de cent lieues qui sépare les deux établissements de Podor et de Bakel; il surveille en même temps la partie centrale du Fouta. Sa petite escale est très florissante et, outre les transactions de gommes, 1l s'y fait un commerce très actif de plumes et d'œufs d’autruche, de peaux de fauves, etc.
Nous ne restons que quelques heures à Saldé et nous repartons après avoir pris des vivres frais. Nous sommes alors en vue du Bosséa, habité par la tribu la plus turbulente de la confédération toucouleur. Son chef, Abdoul Boubakar, entouré d’une jeunesse ardente et vivant surtout de pillage, ne cesse d’exciter contre nous les villages plus paisibles qui bordent le fleuve et ont des relations de commerce suivies avec nos taitants. Tant qu'on n'aura pas infligé un châtiment exemplaire à cet incorrigible perturbateur, le repos de la colonie et la sécurité de nos commerçants risqueront à tout moment d’être troublés.
Le fleuve présente toujours une grande largeur. Ses rives sont plus boisées, surtout du côté du Fouta. Beaucoup de marigots sillonnent la plaine qui s'étend jusqu'à Matam, et nous y voyons des traces de cultures vastes et bien entretenues. A l'horizon surgissent de nombreux mon-
La mission entre Matam et Bakel.
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ticules, qui bientôt se rapprochent, se réunissent eL consliluent de véri- tables. chaînes de collines, d’une hauteur moyenne de cinquante mètres et affectant toutes une forme tabulaire. Ces collines, que l’inondation n'atteint Jamais et qui vont se dirigeant presque en droite ligne de l’ouesl à l’est, établissent une voie de communication ininterrompue de Dagana à Bakel. C’est la route que suivent en toute saison les caravanes qui vont commercer dans l'intérieur, et la voie naturelle pour la ligne ferrée projetée de l’Atlantique au Niger.
Le 14, nous nous trouvons devant Oréfondé, capitale de toute la confé- dération toucouleur. C’est là que se réunissent généralement les assem- blées où ces fanatiques musulmans combinent leurs projets contre nous et nos protégés. Heureusement qu'il se fait dans ces palabres beaucoup plus de bruit que de besogne et que les conspirateurs se dispersent le plus souvent avant d’avoir pu prendre aucune détermination sérieuse.
Nous rencontrons beaucoup d’hippopotames. Ces énormes pachydermes peuvent respirer en élevant seulement les narines au-dessus de la surface de l’eau; aussi est-il assez difficile de les tirer. Ils s’annoncent de loin par des grognements sonores el émergent souvent de l’eau à quelques mètres à peine des chalands, qui pourraient ainsi être chavirés. Nous ouvrons sur eux un feu nourri; mais notre chasse est décevante, car ces animaux plongent aussitôt au fond du fleuve, et nous ne pouvons apprécier les résultats de nos coups.
Cependant, malgré l'activité de nos laptots, nous n'arrivons que le LS à Matam, sur la limite du Bosséa et du Damga, le dernier État du Fouta. La tour de Matam, semblable à celle de Saldé, a été construite dans le mème but que celle-ci. Nous ne nous y arrètons qu'une Journée et nous nous mettons en roule le lendemain pour accomplir la dernière étape qui nous sépare de Bakel. Le Damga est plus peuplé que les pays précé- demment rencontrés; ses habilants sont des gens paisibles qui ne de- manderaient pas mieux que d'être soustraits aux tracasseries conli- nuelles d’Abdoul Boubakar. Plusieurs d’entre eux viennent nous offrir du ut; 1ls nous demandent pourquoi le gouverneur ne les prend pas sous sa prolection et ne leur fait pas payer l'impôl; eux aussi vou- draient être Français comme ceux de leurs congénères qui habitent nos cercles. Ün comprend combien ces braves gens sont fatigués de l’exis- tence troublée que leur font les incursions incessantes de leurs voisins du Bosséa.
Les arbres deviennent plus beaux. Ce sont des roniers, des palmiers de différentes espèces, des tamariniers d’une grandeur et d’une élégance
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de forme admirables. Ces arbres au feuillage pittoresque, ces collines dont les roches brun rougeâtre percent à travers la végétation qui les surmonte, les villages de plus en plus rapprochés, donnent au paysage une vivacité singulière, qui repose l'œil de la monotonie des forêts que nous avons traversées jusqu'alors.
Nous franchissons le passage de Verma, où un mois plus lard nous aurions été forcés de décharger nos chalands. Nous doublons l'embouchure du marigot de Guérère et nous apercevons les premiers villages du Guoy, État sarracolet qui s'étend jusqu'à la Falémé. Nous avons quitté les pays toucouleurs et nous n'allons plus maintenant rencontrer jusqu’au Niger que des populations plus ou moins hostiles à cette race de conquérants qui se rendit si odieuse par ses cruautés, à l’époque où El-Hadj Oumar fonda son immense empire musulman dans le Soudan occidental.
Les Narracolets où Soninkés constituent assurément la race la plus intéressante de tout le bassin du Sénégal. Ils possèdent des qualités d'ordre et d'économie qui les distinguent très visiblement des autres nègres des contrées voisines. Ils comprennent les avantages du com- merce, et leur existence, au lieu de s'écouler dans un farniente perpé- tuel, comme c’est malheureusement le eas le plus fréquent parmi les indigènes africains, est occupée utilement à de nombreux voyages qu'ils font au loin pour échanger leurs marchandises contre les produits des pays situés plus avant dans l’intérieur. On les voit arriver tout jeunes à Saint- Louis ou dans nos escales du fleuve. Ils s’y emploient comme laptots, muletiers, agents de traitants, tirailleurs, et dès qu'ils ont gagné une somme d'argent suffisante, ils reviennent dans leurs villages. Ils achètent alors deux ou trois ânes et un petit stock de marchandises qu’ils trans- portent ensuite dans le Kaarta ou sur les bords du Niger, ramenant en échange des pagnes, des boubous lomas, de l'or et, il faut bien le dire aussi, des esclaves qu'ils vont revendre avec un gros bénéfice dans les contrées qui en manquent.
Le 25 au matin, nous sommes devant Tuabo, résidence du Tunka ou chef du Guoy. Quelques heures après, nous apercevons Bakel, dont nous reconnaissons l'emplacement aux tours, visibles de loin, qui couronnent les collines environnant le fort. Puis, celui-ci nous apparait avec ses con- structions blanches et massives et, à quatre heures du soir, nous jetons l'ancre au pied de la berge, heureux de quitter le raufle étroit et incom- mode dans lequel nous venions de passer une vingtaine de jours. Nous étions au lerme de la première partie de notre voyage et nous allions prendre désormais la voie de terre.
CHAPITRE Il
Bakel. — Organisation du convoi. — Départ pour Médine. — Le cuisinier Yoro. — Nos chefs de convoi. — Passage de la Falémé. — L'interprète Alpha Séga. — Tam-tam bambara chez Dama. — Les Maures pillards. — Arrivée à Médine.
Le fort de Bakel date du commencement de ce siècle. Il a remplacé les divers comptoirs fondés autrefois dans cette région par la Compagnie des Indes pour exploiter les productions et spécialement l'or du Galam et du Bambouk. C’est aujourd’hui un bel établissement, restauré par les soins du gouverneur Brière de l'Isle, et composé de deux grands bâtiments, réunis par une construclion plus petite, dont la terrasse sert de commu- nication entre les deux ailes principales. Les logements des officiers, don- nant sur de vastes galeries, y sont commodes et aérés; ceux des hommes sont également confortables el bien disposés. On voit en somme que rien n’a été négligé pour obvier, dans la limite du possible, aux inconvénients qui résultent, pour nos Européens, d’un séjour prolongé dans un pays malsain et couvert de nombreux marécages aux exhalaisons pestilentielles. L’escale qui dépend du fort est la plus importante du fleuve. Il s’y fait, à chaque saison sèche, un commerce très actif de gommes, d’arachides, de chevaux, d'or, de plumes d’autruche, de peaux d'animaux, etc.
Le commandant de Bakel, M. le capitaine Soyer, nous reçut avec une gracieuseté bien connue de tous ceux qui sont passés par là. C'était d’ailleurs une vieille connaissance pour la plupart d’entre nous, car tous nous avions eu déjà à user de sa libérale hospitalité quand notre service nous avait appelés dans le haut fleuve. Que cet excellent cama- rade et ami me permette de lui renouveler ici tous les sentiments de vive amitié que lui ont voués les officiers de la mission du Haut-Niger.
À peine débarqués, nous nous mîmes tous à organiser le formidable convoi qui devait transporter nos approvisionnements et les présents des- tinés aux chefs indigènes que nous devions visiter. Cependant, nous ne
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pûmes travailler beaucoup les premiers jours, ear les fatigues subies pendant notre incommode voyage dans nos chalands se traduisirent par des accès de fièvre, légers à la vérité, mais qui ne nous permirent pas de vaquer en toute liberté à nos occupations. Bakel justifiait sa vieille réputation d'insalubrité, et Je me souvenais encore de cette époque néfaste où la fièvre jaune, dans l'hivernage de 187$, avait successivement enlevé en peu de jours les officiers et soldats de la garnison. Il ne resta debout que le commandant du poste, un vétéran du Mexique, et moi-même, à qui l'on venait de confier une mission dans la Falémé, pour y étudier la réoccupation du poste de Sénoudébou.
Nous réussissons enfin, grâce à l’activité de Piétri, que j'avais investi de la direction supérieure du convoi, à mettre un peu d'ordre dans les ballots et cantines renfermant notre immense matériel. Je réservai pour nos bagages personnels les douze mulets affectés à lexpédition; ils devaient former une section spéciale sous les ordres d’un chef muletier qui nous attendait sur la route de Médine à Bafoulabé, où il était employé en ce moment. Quant aux ânes, au nombre de deux cent cin- quante, ils furent divisés en quatre sections principales sous les ordres de quatre chefs de convoi, choisis parmi les employés indigènes de l’escale, chez lesquels j'avais reconnu les aptitudes de commandement nécessaires. Chaque section était subdivisée en un certain nombre de groupes, com- prenant chacun dix à douze ânes et quatre ou cinq âniers. Je passai plusieurs Jours à recruter une soixantaine de ces derniers et ce ne fut pas sans peine que Je les décidai à quitter leurs cases et leurs familles pour s’enfoncer avec moi dans des contrées qui leur étaient absolument inconnues et qui jouissaient d'ailleurs auprès d'eux d’une très mauvaise réputation. Enfin, une trentaine de Toucouleurs et autant de Bambaras se rangèrent sous les ordres du lieutenant Piétri, qui, aidé de ses chefs de convoi, s'empressa de les répartir d’après les règles indiquées ci-dessus. Les noirs sont tellement faits au désordre, qu'il est indispensable, avant loute opération entreprise avec leur concours, de prendre mille précautions pour remédier, aulant que possible, aux inconvénients, souvent fort graves, résultant de leur insouciance et de leur négligence habituelles.
Pour apporter encore plus de méthode dans nos derniers préparatifs, je choisis, à trois ou quatre kilomètres de Bakel, un campement provisoire vers lequel J'acheminais successivement les différentes fractions du convoi, que M. Piétri recevait et organisait d’une manière définitive.
Le 6 mars au soir, nous y étions tous réunis. Le départ était fixé pour
le lendemain; tous nos bagages étaient là, alignés devant nos ânes,
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tandis que nous courions à droite et à gauche, veillant avec soin aux derniers arrangements. Enfin, tout étant terminé, nous allions nous mettre à table, quand nous fûmes agréablement surpris par l’arrivée des officiers de Bakel, qui avaient tenu à venir nous faire leurs adieux avant notre départ. Deux cantines forment aussitôt une rallonge pour notre table de campagne, et tous nous nous mettons à diner de bon appétit. C’élait assurément un spectacle étrange que notre réunion sous le tamarinier qui nous avait abrités de son ombre pendant la journée et dont les branches soutenaient maintenant les fanaux de bord qui nous éclairaient. Officiers de toutes armes et de tout grade, hommes d’âges si divers, à la physionomie rendue parfois si sévère par lhabi- tude du commandement et du danger, nous retrouvions là toute notre gaieté, évoquant avec entrain et bonne humeur les souvenirs joyeux de la patrie. Autour de nous, les indigènes, réunis par groupes el marmot- tant les prières du Coran, contemplaient avec surprise ces blancs, bavar- dant et riant avec une familiarité si en dehors de l'attitude austère et de l'indifférence hautaine que le prophète recommande aux croyants envers les infidèles.
Il était tard lorsque nos amis de Bakel nous quittèrent et lorsque nous nous étendîimes sur nos lits de camp. _ Comme la dernière étoile disparaissait du ciel, nous étions tous sur pied. Au même moment un rugissement se fit entendre : « Voilà le lion, nous dit Vallière, il ne doit pas être loin. Est-ce de bon augure? — Je l’entends à droite, répondit le docteur Tautain, toujours sceptique. — Quoi qu'il en soit, en route! » dis-je. Le signal est donné : Vallière et Tautain prennent les devants pour trouver un bon campement à l’arrivée, et le convoi s’ébranle. Cependant nous n’avions pu encore donner aux âniers et à leurs chefs l'habitude de la marche. Nous les avions bien exercés à charger leurs bêtes; mais, au moment du départ, tous étaient prêts en même temps et ne purent retenir les bourriquots vagabonds, s'en allant de ci, de là, brouter l'herbe de la prairie. Il se produisit une confusion indescriptible, à laquelle nous essayâmes vainement d’apporter remède. Ce qui augmenta encore le désordre au départ, ce fut le passage d’un marigot profond et très encaissé, qui coupait la route à moins d’un kilomètre du camp. Là les ânes laissent tomber leurs charges mal équilibrées; les conducteurs inexpérimentés ne savent ni retenir ni recharger leurs bêtes; les mulets eux-mêmes ont de la peine à passer, les cantines en- combrent le sentier. La tristesse nous gagne... Comment pourrons-nous faire les trois cents lieues qui nous séparent du Niger, si tous les jours
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pareille confusion se produit au départ. Toutefois la confiance revient vite : après tout, nous distinguons bien les causes de ce tohu-bohu presque inévitable le premier jour; nos âniers sont encore peu faits au service que nous exigeons d'eux; les charges sont mal équilibrées; notre surveillance ne peut s'exercer d’une manière complète, Nous nous bornons done, pour cette fois, à faire notre étape tant bien que mal et nous arrivons au vil- lage de Golmi dans un ordre relatif. Nous avons longé la rive gauche du Sénégal et traversé la forêt de Goura, véritable forêt de Bondy où les Maures s’embusquent et arrêtent les voyageurs indigènes. Des morts et des blessés restent souvent sur le terrain à la suite de ces fréquentes allaques.
Le carré se reforme comme à notre dernier campement, et nous dres- sons notre tente au pied d’un arbre louffu. Au total, la journée ne nous aurait point paru trop mauvaise sans un accident qui fut très sensible à nos estomacs, creusés par notre course au soleil, Tout était arrivé au bivouac et les âniers commencçaient déjà à surveiller la cuisson de leur riz el de leur couscous. Il ne manquait plus que le mulet portant notre ba- gage culinaire, que nous avions confié pour quelques étapes à notre eui- sinier Yoro. Et cependant Yoro était parti le premier! Informations prises, notre Vatel s'était arrêlé dans un village sur la route pour faire ses adieux à l'une de ses femmes, d'autant plus éplorée qu'il Pabandonnait sans res- sources, pour une absence dont personne ne pouvait mesurer la durée. Enfin notre mulet apparut. Je vous laisse à penser la réception qui fut faite au cuisinier retardataire. Il n’est sorte d'injures qu'il n’essuyât, avec le plus grand calme du reste. Vite! une omelette est sur le feu, des poulets sont immolés à notre appétit, et en quelques minutes ce diable d'Yoro nous convie à table. Puisque l'occasion s'en présente, je vous dirai quelques mots de ce membre important de la mission à qui nous avions dévolu la garde de nos casseroles et le soin de nos estomacs. Yoro est un Toucouleur de la tribu des Laobés, tribu méprisée parce qu’elle gagne sa vie en travaillant le bois, creusant des mortiers et fabriquant des pilons pour écraser le mil nécessaire à la préparation du couscous. Citons en passant un fait caractéristique : le plus profond dédain couvre en Afrique les castes travailleuses, telles que les tisserands, les cordon- niers, les forgerons. Les Laobés, qui sont répandus dans tout le Sénégal, vivent à part, se marient entre eux et forment néanmoins l’une des tribus les plus riches de ces pays.
À propos d'Yoro, notons encore cette particularité : notre cuisinier se croit allié au serpent trygonocéphale, et la plus grande peine qu’il puisse
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éprouver est de voir tuer un reptile de cette espèce. Pendant notre séjour à Nango, sur les bords du Niger, il ne cessa de s'opposer à la destruction d’une couvée de ces trygonocéphales, que nous avions découverte dans la loiture de notre hangar et dont la mère avait failli mordre un jour le doc- teur Tautain, menacé ainsi d’une mort foudroyante. Ce fait n’est pas un conte inventé à plaisir, ni même une exception. Il n’est pas de noir qui ne soit par sa famille allié à un animal quelconque et qui, à l'occasion, ne se dépouille de tout ce qu’il possède pour sauver de la mort sa bête patronymique. Tous les nègres ont ainsi un animal qui veille sur la famille; celle-ci, en
échange de cette puis- sante protection, com- ble de prévenances le lion, l’hippopotame, le léopard, la gazelle, la perdrix, etc., ou tout autre individu à deux ou quatre pattes. Nous ne saurions affirmer que ces parents d'un nou- veau genre, comme le lion ou le léopard par exemple, répondent tou- jours par de bons pro- cédés à cette bizarre af-
fection. Nous n'avons étaien Vos!
jamais pu nous faire
donner l'explication de cette coutume superstitieuse. Mais revenons à Yoro.
J'insiste sur son caractère, parce qu'il représente un type de noir que l'on rencontre fréquemment parmi ceux de ces indigènes qui se sont frottés quelque peu à notre civilisation. Yoro est vaniteux, menteur, voleur; et cependant il à des qualités. D'abord, il est débrouillard; à peine arrivé à l'étape, le déjeuner est préparé avec une rapidité surpre- nante, et la table se couvre en un elin d'œil de plats à l'aspect réjouis- sant. Notre homme a été successivement tirailleur, marmiton, muletier, laptot; loujours quémandeur, loujours gouailleur, toujours misérable et
J
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toujours absolument dévoué à son maître, qu'il vole cependant le plus qu'il peut. Dans la mauvaise fortune, Yoro vendra son dernier boubou, son griseris le plus précieux, pour satisfaire l'un de nos caprices. Dans la retraite de Dio, ce brave garçon n’a cessé de tenir la bride de mon cheval, le soutenant dans les mauvais pas, fouillant de son regard vigi- lant les broussailles où les Bambaras étaient tapis, prêt à recevoir la balle qui m'était destinée. À Nango, dès que j'avais la fièvre, J'étais sûr de voir arriver Yoro, qui s’installait auprès de ma natte, me prodiguant les soins les plus empressés avec des attentions de mère, el cependant la veille je l'avais sans doute rudoyé, comme cela m'arrivait souvent lorsque la malaria commençait à me travailler. Vous voyez que, malgré tous ses défauts, Yoro mérite encore une certaine estime. Nous la lui avions rendue tout entière à la fin du déjeuner. La rancune ne peut tenir quand l'estomac est satisfait.
La chaleur était alors excessive et rien ne pouvait nous protéger l'après- midi contre cette température étouffante. Une grande tLoile rectangu- laire, que nous fixions aux branches d’un arbre, nous servait de tente, mais elle était insuffisante pour nous abriter des rayons du soleil. Aussi voyons-nous arriver le soir avec satisfaction. Nous prolitons des quelques heures de jour qui nous restent pour nous occuper du convoi, faire les modifications reconnues nécessaires le matin et utiliser l'expérience acquise dans la marche précédente. Une nouvelle répartition de bagages et d’ânes est faite malgré les protestations, peu écoutées d’ailleurs, de quelques-uns de nos chefs âniers. Piétri réunit ces derniers et les me- nace de lout mon mécontentement si un désordre semblable à celui de la veille vient encore à se produire.
Tous nos chefs de convoi, montés sur de bons petits chevaux du pays, élaient du reste pleins d’entrain et ardents à la besogne. Je vous ai déjà cité Samba Ouri, qui avait le commandement des laptots, dont j'avais fait des âniers en attendant mieux. C'était un excellent vieillard, estimé et aimé de tous, toujours infatigable et prêt au travail. Il devait, hélas! ètre l'une des premières victimes du guet-apens qui nous attendait dans le Belédougou. Ensuite venait Makha Courbary, un grand et beau Bam- bara, de famille royale, et qui commandait les âniers de sa race. Le troi- sième de nos chefs était Thiama, que nous venions de prendre à Bakel, où il élait commissaire de police. C'était un homme âgé, encore solide, très actif, ancien Urailleur et dont le dévouement ne s’est jamais dé- menti pendant notre rude campagne. Thiama était parent de Makha, mais 1] n'avait pas, comme ce dernier, abandonné les coutumes de ses
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pères. Il portait ses cheveux crépus, noués en tresses sous un immense chapeau, que surmontait un gros pompon de paille d’aloès. Il était un peu voûté, mais toujours gai et prêt à faire honneur au cognac que nous lui offrions de temps en temps. Il avait tellement crié pendant les der- niers Jours passés à Bakel qu'il avait pris une extinction de voix, qui devait le suivre jusqu'au Niger. Silman N'Diaye, jeune Khassonké, frère de notre interprète Alpha Séga, était le plus jeune de nos chefs de convoi.
Le 8, nous quittons Golmi, et c’est avec une satisfaction complète que nous voyons cette fois, comme à une manœuvre bien ordonnée, défiler successivement devant nous les sections du convoi dans l’ordre le plus parfait. :
Nous sommes encore dans le Guoy, province dépendant du cerele de Bakel. De longues chaînes de collines se dessinent dans le sud, mais, vers le fleuve, le pays est très plat et les marigots sont les seuls obstacles que nous ayons à surmonter pour le moment. On nomme marigots ces petits affluents du Sénégal qui, généralement à sec une bonne partie de l’année, se remplissent d’eau au moment des pluies et forment alors de vastes fossés, larges et profonds, à berges d'un accès difficile. Nous sui- vons le bord du fleuve à travers la forêt de Goura. Chemin faisant, on nous montre un amoncellement de rochers qui sert d'embuscade ordinaire aux Maures pour piller les caravanes gardées par des marchands inof- fensifs. Il est regrettable que ces brigands ne viennent pas nous chercher noise. Ils pourraient alors faire connaissance avec nos armes à longue portée et se convaincre que ce n’est pas pour eux que nous nous sommes donné la peine d'organiser notre superbe convoi.
Nous dépassons les ouvriers noirs chargés de poser les poteaux de la ligne télégraphique qui devait unir Bakel à Médine, et nous arrivons à Arondou, au confluent de la Falémé, où nous installons notre bivouac.
Nous avons devant nous maintenant un obstacle important à franchir, la Falémé, belle rivière prenant sa source dans le Fouta-Djalon et déver- sant, au moment des pluies, une masse d’eau considérable dans le Sé- négal. Elle change complètement d'aspect en saison sèche, mais, quoique les gués soient nombreux et faciles, son lit, profondément encaissé entre deux berges à pic, présente un passage assez malaisé pour notre convoi. Toutefois, nous résolûmes de ne pas perdre de temps et de tenter aussitôt l'opération. Les bagages craignant le contact de l’eau, tels que les sacs de sucre, de sel, les munitions, eté., sont embarqués sur un chaland et transportés sur l’autre rive. En même temps, les ânes et les mulets, di- rigés par leurs conducteurs, descendent dans la rivière el gagnent beau-
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coup plus aisément que nous ne l’aurions tout d’abord imaginé, la pente très raide qui donne accès sur un plateau déboisé où nous choisissons un nouveau campement. Quelques chargements tombèrent à la vérité dans l'eau, quelques mulets ou ânes roulèrent également du haut des berges, mais en somme nous n’eûmes pas à constater de gros accidents, et l'opéra- tion, commencée à dix heures du matin, était heureusement terminée à cinq heures du soir.
Nous avons done franchi la Falémé. Un bain salutaire nous remet le soir des fatigues de la journée, et nous pouvons, par un repas malheu- reusement trop frugal, célébrer notre entrée dans le Kaméra.
Depuis Bakel, nous n'avions traversé que des villages directement soumis à la France, c'est-à-dire nous payant l'impôt personnel, mais, jusqu'à Mé- dine, le Kaméra est simplement placé sous notre protectorat. La route était du reste aussi sûre et la population, paisible et travailleuse, appar- tient à cette race de Sarracolets dont J'ai parlé plus haut. On les à souvent appelés, et avec raison, les juifs du Soudan. Leur race présente un type particulier qu'un habitué du Sénégal peut seul reconnaitre. Moussa, le domestique du lieutenant Piétri, était précisément un Sarracolet de Bakel. Son caractère, qui présente des contradictions analogues à celles déjà signalées chez Yoro, mérite une mention spéciale.
Moussa à lamour des voyages et encore plus Famour du commerce. Il est économe et sait ménager les ressources que la bonne fortune lui envoie; au moment critique, il a toujours su trouver une poire pour la soif. Pendant plusieurs mois, 1l a gardé les clefs des cantines de son maître, qui n'a jamais eu à lui reprocher la moindre infidélité. À Bam- mako, après le pillage de nos bagages, 1l a vendu sans bruit un peu d’or, qu'il avait acquis par échange, pour nous procurer du lait et soutenir nos chevaux par quelques mesures de gros mil. Eh bien, ce Moussa dévoué, nous l'avons surpris plus lard nous volant nos cauris quand notre détresse fut devenue moins grande et qu'Ahmadou nous eut envoyé de quoi pour- voir à notre subsistance, Peut-on lui tenir rigueur pour de pareilles peccadilles”?
La Falémé franchie et tout marchant à souhait, j'apportai un chan- gement dans l’organisation du convoi : je lui donnai, pour ménager l’au- torité de Piétri et aussi pour réduire ses courses au soleil, un chef noir qui devait assurer l'exécution de ses ordres et servir d’intermédiaire entre nous et les chefs de section. L'homme tout désigné pour cet emploi, autant par son instruction relative que par l'influence qu'il avait sur nos noirs, était notre interprète Alpha Séga, Khassonké de Médine. Alpha fut
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donc proclamé chef supérieur du convoi et je lui confiai un drapeau trico- lore, qu'il devait planter au milieu du camp et autour duquel venaient se ranger successivement les différentes sections de notre nombreuse cara- vane.
Nous avions remarqué que les âniers avaient déjà eu quelques discus- sions au sujet de leurs bêtes. Pour couper court à toute cause de discorde, nous donnâmes à chaque section un fanion, dont la couleur était repro- duite par de petites bandes d’étoffe attachées au cou des ânes. Je connais- sais le caractère des noirs et je ne négligeai aucune occasion d’exciter leur amour-propre. Le convoi présentait ainsi un magnifique aspect chaque section, précédée de son fanion, porté fièrement au bout d’un fusil, avait à cœur de me prouver qu'elle n’était pas inférieure à ses voisines. Les âniers mettaient alors d'autant plus d’entrain à leur besogne .qu'ils étaient groupés par race et que la section des Ouolofs, par exemple, tenait à servir de modèle aux sections des Toucouleurs et des Bambaras. Alpha Séga dirigeait toute la colonne avec une satisfaction orgueilleuse mal contenue.
Notre interprète était un singulier mélange de bien et de mal. Il s’expri- mait correctement en français et connaissait tous les idiomes du Soudan occidental. Il avait une grande habitude des mœurs ridiculement majes- tueuses des princes nègres de ces régions ; il savait s’insinuer auprès d’eux avec la plus grande habileté, s’en faire écouter et souvent les convaincre. Je l'avais déjà apprécié dans deux voyages précédents et je comptais beau- coup sur lui pour la conclusion des traités qui devaient nous ouvrir la vallée du Haut-Niger. Alpha est de plus un aristocrate forcené, comme un parvenu peut seul l'être. Il adore tous ces souverains, tous ces principi- cules qui se comptent par douzaines dans les misérables villages de ces contrées sénégambiennes. Aussi, comme il sait leur parler, les flatter, obtenir ce qu'il désire! Voilà certes des qualités sérieuses pour un diplo- mate nègre; mais en revanche que de défauts! Alpha a la faiblesse, lui fils de prolétaire et de race excessivement mélangée, de se dire Peul du sang le plus pur et prince de famille royale. « Voici les domaines de la cou- ronne! » me disait-il, un jour que nous passions devant un champ ap- partenant à l’un de ses frères, misérable habitant d’un village du Khasso. IL possède en outre une vanité qui le distinguerait même parmi les nègres, lesquels cependant ne laissent rien à désirer sous ce rapport. Il est vani- teux avec une naïveté et une franchise qui ont souvent provoqué notre hilarité. J'avoue d’ailleurs que ce défaut était pour moi un excellent aiguillon pour le diriger, et que j'y ai eu maintes fois recours dans les
3N VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS circonstances délicates et dangereuses où Alpha me servait d'intérmédiaire avec les chefs du pays.
A partir de la Falémé, le convoi ne nous donna plus d'inquiétudes. Notre marche était réglée de la manière suivante : Vallière et Tautain partaient en avant et choisissaient, près d’un village que je leur indiquais, un campement favorable à notre installation. Le convoi se mettait en marche dans l’ordre prescrit. Piétri et moi, montés sur nos chevaux arabes, nous le suivions: puis, dépassant peu à peu les diverses sections, nous rejoignions nos deux camarades au bivouac. La colonne était ainsi éclairée et les âniers étaient surveillés au départ et pendant la route. C'est ainsi que nous fimes successivement les étapes de Négala, Sébékou et Goré. Tous ces villages se ressemblent : ils sont bâtis sur le bord du fleuve et entourés d'un mur en terre appelé fata dans le pays. À linté- rieur, les cases, serrées les unes contre les autres, ne laissent pour le passage que d’étroites et tortueuses ruelles, dans lesquelles le plus souvent un cavalier a de la peine à s'engager. Les cases sarracolets sont formées d'un mur cireulaire en pisé, un peu plus bas que hauteur d'homme et surmonté d'un toit conique en paille, La terre bien battue forme le sol de l'habitation; celle-ci n'a qu'une ouverture, ce qui la rend très chaude et absolument insupportable lorsqu'on y allume du feu. Un chef de famille possède généralement plusieurs cases, dont l’une pour lui et les autres pour chacune de ses femmes. Toutes ces cases sont renfermées dans une enceinte en terre, appelée keur en ouolof, et dans laquelle on pénètre par un vestibule, sorte de case à deux portes.
Le pays tout autour de nous n'offre rien de remarquable. De temps en temps, un marigot, une forêt ou des broussailles; puis, quand on approche d’un village, des champs plantés de mil, appelés lougans par les indigènes. Souvent, nous suivions exactement les bords du fleuve et nous pouvions voir distinctement ces passages redoutés de nos avisos en hivernage et ces rapides qui sont la terreur des pilotes noirs du Sénégal.
Le T1 mars au matin, nous avions planté notre tente au village de Goré. C'est un centre important, habité par des Bambaras échappés au sabre d'Ahmadou, dans la dernière expédition qu'il avait faite dans le Kaarta en 1874. Leur chef, Dama, est de la famille des Massassis, qui commandaient tout le Kaarta, il y a une trentaine d'années. Lui-mème, après avoir lutté longtemps contre les Toucouleurs, s'était enfermé dans le village de Guémonkoura, d’où le roi de Ségou parvint à le chasser après un long siège, demeuré célèbre dans le pays. Dama vaincu se réfugia sur le territoire soumis à notre protectorat et, avec les guerriers qui lui
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restaient encore, il fonda le village de Goré, qu'il fortifia aussitôt avec le plus grand soin. C’est un petit vieillard à barbe blanche et à figure énergique, et assurément l’un des chefs noirs les mieux obéis que j'aie jamais rencontrés pendant mes voyages en Sénégambie. Son nom est connu dans tout le Soudan occidental, où il est très populaire parmi les ennemis d'Ahmadou. Un sourire de joie éclaira son visage quand je lui parlai de l'intention qu'avait le gouverneur de s'appuyer désormais sur les Bambaras et les Malinkés pour détruire l'influence des musulmans. Dama nous donna des nouvelles du docteur Bayol, que J'avais envoyé à quelques journées en avant pour recruter des âniers. Mon médecin était tombé gravement malade à Goré, et un accès de fièvre pernicieuse avait même failli l'enlever. Il n'avait dû la vie qu'aux soins dévoués du lieutenant Pol, de l'artillerie de marine, qui faisait alors l'hydro- graphie de cette partie du fleuve et qui s’étail bravement installé au chevet de notre malade, qu’il avait ensuite mené à Médine. On ne sau- rait croire combien cette vie continuelle de dangers et de privations dé- veloppe à un haut degré le sentiment de camaraderie entre les officiers des différentes armes et des divers corps, appelés à opérer ensemble dans ces régions insalubres, où l’Européen se sent comme isolé au milieu des populations indigènes qui l’environnent. Pol est l’une des premières vic- times qui soient tombées au Soudan pour l’extension de l'influence fran- çaise, car il a été tué quelques mois plus tard à la prise du village de Goubanko, près de Kita.
Dama nous fit à Goré un accueil des plus chaleureux. Il m’envoya deux bœufs, des moutons, du lait, ete. Mais ces cadeaux n'étaient pas tout à fait désintéressés, car, le soir, le rusé vieillard, quand j’allai le remercier, me demanda à brüle-pourpoint si je voulais lui permettre de me confier la plupart de ses guerriers, sous la conduite de son fils Gara Mamady Ciré, pour m'accompagner dans ma mission et lui procurer les moyens de reprendre le village de Guémonkoura. J’eus toutes les peines du monde à lui faire comprendre que ma mission était purement pacifique et que je ne désirais faire la guerre à personne. J'acceptai toutefois les offres de Gara Mamady Ciré. Ce chef avait une grande réputation de bravoure dans les régions du Haut-Niger où j'allais m’engager. Il avait fait longtemps la guerre aux lieutenants d’Ahmadou, et l’on citait de lui des actes de courage et d’audace tout à fait extraordinaires : ainsi, une fois il avait traversé à cheval toute l’armée toucouleur, échappant miraculeusement aux poursuites de ses ennemis. Je pensai done qu'il pourrait m'être utile pour entrer en relations avec les Bambaras qui peuplaient les contrées
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situées au delà de Kita. Je lui recommandai de faire ses préparatifs et lui laissai un cheval pour qu'il pût me rejoindre sous peu de jours ; mais j'insistai pour qu'il ne prit avec lui qu'une faible escorte et n'ayant aucun caractère hostile.
Pour célébrer notre présence chez lui, Dama nous offrit le soir un fam- tam, sorte de fête guerrière, à laquelle nous allions assister pour la pre- mière fois. Le chef bambara nous envoya chercher en grande pompe par son premier ministre, accompagné d'une nombreuse troupe de musiciens, qui faisaient ensemble le plus abominable vacarme que j'aie jamais en- tendu. Nous fûmes introduits dans le cercle: Dama était assis, les jambes croisées, sur une peau de léopard étendue par terre; autour de lui, les euerriers, groupés dans les attitudes les plus diverses et tous armés de leurs fusils et de leurs lances. Celte foule, dans une nuit absolument noire, n'était éclairée que par quelques torches fumeuses et présentait un aspect des plus fantastiques. Je pris place à côté de Dama sur un pliant qui m'avait été apporté par l’un de mes hommes; J'étais d’ailleurs le seul à avoir un siège, car mes compagnons de voyage eux-mêmes s'étaient mêlés aux Bambaras, avec lesquels, au grand plaisir de nos noirs commensaux, ils se mirent aussitôt à fraterniser de la façon la plus amicale. La danse commença. Nous connaissions le {am-lam ouolof, les tam-tams toucouleurs et sarracolets, dans lesquels les femmes jouent généralement le plus grand rôle; mais ici les guerriers seuls, les plus nobles et les plus braves, parurent dans le cercle de la danse. Rien de plus étrange que lorchestre de Dama : des tam-tams, sorte de longs tambours donnant le nom à la fête elle-même; des trompes en bois creusé, aux sons saccadés et monotones; des petites flûtes, dont les griots bam- baras jouaient d’une manière assez harmonieuse. Bref, le tout formait un ensemble très bizarre ; les trompes surtout, dont les trois notes, toujours les mêmes, se succédaient sombres et tristes, finissaient par produire sur nous une impression mélancolique. Pendant ce temps, les guerriers, le sabre ou le fusil à la main, prenaient, à la lueur inégale des torches, les poses les plus variées : se baissant, rasant la terre avec leurs armes, se relevant en tournant sur eux-mêmes, jetant brusquement leurs bras au- dessus de leurs têtes, ils dansaient, toujours en mesure, l’œil animé d'un feu belliqueux. Gara Mamady Ciré, Makha, notre chef de convoi, se firent successivement applaudir par les spectateurs enthousiasmés. Quand c'était un de ces chefs nobles qui occupait ainsi le milieu du cercle, je remar- quais que les assistants s’empressaient de lui passer leurs fusils tout armés, que le danseur déchargeait et rendait ensuite à son propriétaire,
Danse du sabre chez Dama
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C'était à la fois un signe d’amilié et de déférence envers un chef de race princière. La fête se termina par quelques fusées que je permis de lancer et dont la vue émerveilla ces naïfs indigènes, qui n'avaient jamais assisté à un pareil spectacle. Il était tard et nous devions faire une longue étape le lendemain. Après avoir souhaité le bonsoir à Dama, nous nous reti- râmes.
Le 12 mars, nous campions sur le bord du fleuve, au village d’Ambidédi. Notre tente fut dressée sous trois grands fromagers, dont les troncs mesu- raient chacun de quinze à vingt mètres de circonférence. L'ombre était complète, car les rayons du soleil ne pouvaient parvenir à percer l’épais feuillage qui formait au-dessus de nos têtes une magnifique voûte de verdure. Nous passämes très agréablement les heures chaudes du jour. C'est là que pour la première fois nous fûmes obligés d'intervenir dans les disputes de nos äniers. l’un de nos laptots, à propos d'un âne mal marqué, avait donné un coup de couteau à l’un de ses camarades tou- couleurs. La blessure était heureusement fort légère ; cependant je fis aus- sitôt mettre le coupable aux fers. Il était indispensable d'éviter à lave- nir toute querelle de ce genre entre nos noirs, toute haine de race sur- tout, qui aurait pu devenir fatale au bon fonctionnement de notre convoi.
Vers le soir, des coups de feu se firent entendre sur la rive droite. C'était un combat qui se livrait entre les Maures et les Sarracolets du Gui- dimakha, province renommée par ses magnifiques cultures d’arachides, dont elle fait un grand commerce avec nos traitants du haut fleuve. Le sujet de la lutte était toujours le même : des troupeaux que les Maures voulaient s'approprier et que les bergers défendaient énergiquement. Ne serait-il pas nécessaire de faire sur ces pillards un exemple terrible pour mettre enfin un terme à un brigandage perpétuel !
Cet incident ne nous empêche pas de continuer notre route. Nous tra- versons de beaux champs plantés de mil; le pays est d’une fertilité remar- quable; les récoltes sont abondantes, et dans presque tous les villages nous trouvons des marchands indigènes s’occupant à charger de grains des cha- lands qui doivent être ramenés vers Saint-Louis à la hausse des eaux. Notre marche est souvent entravée par de longues cordes d’écorce de bao- bab, soutenant de petites calebasses ou des morceaux d’étoffe; elles abou- tissent toutes à un centre commun, sorte d’abri en paille, dressé au milieu du champ, d’où un esclave les fait mouvoir, en agitant les objets qui y sont suspendus. En même temps, des enfants parcourent la plantation, en poussant des cris aigus et en y jetant des mottes de terre. Tous ces cris, tout ce mouvement ont pour but d'empêcher les oiseaux de manger
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les récoltes sur pied. Et de fait, on ne saurait se faire que difficilement une idée de l'énorme quantité de ces pillards ailés que l'on rencontre dans ces parages. Aigrettes au blanc plumage, merles aux plumes mor- dorées, cardinaux coiffés de leur ehaperon rouge vif, colibris aux ailes dorées, toute cette gent emplumée, voltigeant autour de nous, finit par nous fatiguer. Ajoutons-y de nombreuses bandes de perruches et de you- vous qui, au grand désespoir des nègres, s'abattent avec une rapidité réellement extraordinaire au milieu des hautes tiges de mil et attendent presque d'être foulées aux pieds avant d'abandonner la place.
Pour nous, tous ces épouvantails dressés contre ces malfaisants vola- tiles avaient le grave inconvénient de gêner nos hommes, d’effrayer nos ânes et nos chevaux, et de les arrêter souvent dans leur marche. Aussi, donnai-je l'ordre de couper toutes ces cordes, au fur et à mesure que nous avancions. Les noirs, gens d'humeur facile, riaient en nous regar- dant et nous laissaient faire.
Le 14, nous étions à Bongourou, village habité en grande partie par des Pourognes, mulâtres de Maures et de Sarracolets. C’est aussi le pays d'Alpha Séga, notre noble interprète, qui nous amena un tas de négrillons, tous princes, tous moins habillés les uns que les autres et qui me souhai- tèrent la bienvenue en termes d’une courtoisie parfaite. Dans la journée, le tam-tam de guerre se fit de nouveau entendre. C'étaient encore les Maures, qui, cette fois, avaient enlevé non seulement les troupeaux, mais aussi les bergers. Tout est de bonne prise pour ces brigands. Les guerriers de Bongourou partaient donc en guerre pour rattraper leurs gens ; ils tra- versaient le fleuve en pirogues, brandissant superbement leurs fusils et faisant un lapage des plus héroïques. Deux heures après, 1ls étaient de retour, mais de bergers point. Les noirs sont si poltrons envers les Maures, qui le savent bien d’ailleurs et en profitent!
La guerre n'empêche pas les plaisirs, au contraire. Vers le soir, une foule considérable nous entoura. Les griots chantèrent nos louanges et l’on nous offrit un tam-tam khassonké, différant essentiellement de celui de Dama. lei les femmes seules dansèrent au son du tam-tam et de guitares grossièrement fabriquées. Leur danse consistait en une série de mouve- ments, faisant ressortir les formes parfois trop nues de ces almées; elles tournaient rapidement sur elles-mêmes, en jetant les bras en avant et en ramenant brusquement la tête en arrière entre les deux épaules. Ces diver- tüissements durèrent jusqu'au milieu de la nuit, à la grande joie de nos âniers, qui ne pouvaient se lasser d'admirer les poses gracieuses des balle- rines khassonkaises.
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Le lendemain, nous fûmes rejoints par une nombreuse cavalcade. C'était Demba Sambala, neveu du roi actuel du Khasso, ancien élève de l’école des otages, fondée autrefois à Saint-Louis par le gouverneur Faidherbe, pour y élever et ramener à nos idées les fils ou les parents des chefs les plus influents des populations nègres de toute la Sénégambie. C’est de cette école que sont sortis nos meilleurs interprètes et les jeunes chefs, tels que le souverain actuel du Toro et bien d’autres, que nous avons pu employer ensuite d’une manière très avantageuse pour l'extension de notre influence au Sénégal. On ne comprend réellement pas les raisons qui ont pu dé- terminer, il y a quelques années, la suppression d’une institution aussi utile et aussi indispensable à notre influence parmi les peuplades de la côte occidentale d'Afrique.
Demba Sambala, avec qui j'avais déjà eu affaire en plusieurs circon- stances, avait tenu à venir au-devant de moi el à m'escorler pour mon en- trée à Médine. La fatigue de nos animaux ne me permettant pas d’attein- dre ce poste le jour même, je bivouaquai au village de Kéniou, à quel- ques kilomètres à peine de Médine; mais je fis continuer Vallière en le chargeant de prendre toutes les dispositions nécessaires pour notre arrivée, et de s’aider pour cela de Demba Sambala, qui remplaçait le plus souvent son oncle dans le commandement des territoires environnant le fort.
CHAPITRE III
Le siège de Médine. — Organisation définitive de la mission. — Les chutes du Félou. — Le com- bat de Sabouciré. — Route à travers le Logo et le Natiaga. — Les cataractes de Gouina. — Sites remarquables. — Échelonnement des vivres.
Le poste de Médine a été élevé en 1855 par M. Faidherbe, à deux cent soixante lieues de l'embouchure du Sénégal, près des cataractes du Félou qui limitent la navigation du fleuve. C'était le moment où le ter- rible marabout El-Hadj Oumar, après avoir conquis et dévasté toules les contrées malinkés et bambaras situées entre le Sénégal et le Niger, se proposait de s'attaquer à la domination française. Le gouverneur devança ses projets et forma une colonne, qu'il dirigea aussitôt sur Médine; là il trouva le roi Sambala qui l’attendait, entouré de ses sujets.
Le gouverneur lui dit :
« Je viens te demander compte du pillage de nos traitants sur ton terri- loire.
— Ce pillage, c'est le marabout El-Hadj Oumar qui l'a fait. Moi, qui ai toujours été l'ami des Français, j'ai cherché à l'empécher. J'ai offert cent esclaves au marabout pour qu'il respectät vos biens; il m'a répondu qu'il allait me couper le cou si je disais un mot de plus en votre faveur.
— Je te crois; mais alors tn avoues que tu n’es plus maître chez toi et que Lu es incapable de protéger toi-même et tes hôtes contre les Tou- couleurs.
— C'est vrai.
— Eh bien, moi, je vais me charger de le faire. Tu vas me vendre un terrain où je me bâtirai un fort.
— Tu peux le prendre pour rien, puisque tu es le maitre ici.
— Non. Je n'agis pas comme le marabout et je ne dépouille pas les gens parce que Je suis plus fort qu'eux. Voici le prix que je l'offre du terrain que je vais te désigner,
“OUIP9 NX
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— Jaccepie tes conditions. »
Le gouverneur fit établir le camp et traça immédiatement l'enceinte du fort.
Quelques jours après, il rentrait à Naint-Louis, laissant le poste avec deux canons et une garnison d’une cinquantaine de soldats, sous le com- mandement d'un mulâtre, Paul Holle, homme intelligent et d’une énergie extraordinaire.
Un an et demi après, le fort fut attaqué. Pendant quatre-vingt-dix-sept jours, vingt mille Toucouleurs, fanatisés par les paroles prophétiques du marabout, assiégèrent cette poignée d'hommes. Le 18 juillet 1857, les vivres étaient complètement épuisés, une foule de malheureux étaient déjà morts de maladie et de faim, le commandant allait faire sauter le fort avec les gargousses qui lui restaient. Soudain, des détonations retentissent vers le fleuve, en aval du passage des Kippes, si dangereux pour les avisos de notre flottille à vapeur. Cest le gouverneur Faidherbe qui, bravant tous les dangers résultant particulièrement de la hauteur insuffisante des eaux en cette saison, arrivait avec deux bateaux à vapeur et quelques chalands, portant six cents hommes. La petite colonne débarque aux Kippes, le gouverneur à sa tête, et, appuyée par les deux obusiers du bateau, repousse les Talibés et parvient jusqu’au poste, d'où Paul Holle et ses gens venaient de sortir au-devant d'elle en chassant les ennemis embusqués.
Une petite pyramide, élevée au sud de l'enceinte du fort, conserve le souvenir de cette héroïque action de guerre.
Le vieux Sambala, qui, depuis cette époque, avait toujours été notre allié fidèle, était mort, plus que centenaire, quelques mois auparavant. Il n'avait pas été donné à ce chef, témoin depuis trente ans des pro- grès de notre influence vers les régions intérieures du Soudan, d’en- tendre les sifflets de nos locomotives, s’élançant vers le grand fleuve des nègres où la France devait mettre le pied la première, en attendant que ses avisos vinssent jeter l'ancre devant Kabara, le port de Tom- bouctou. C'était Makhacé Sambala, frère du vieux roi, qui dominait alors dans le Khasso. On sait que, dans les populations de la Séné- gambie, les fonctions royales se transmettent toujours de frère à frère, et non pas de père à fils. Aussi les chefs de toutes ces régions sont- ils généralement d’un grand âge, le plus souvent impotents et menés par la nombreuse cour de flatteurs, qui sont les maîtres réels de la situation dans toutes ces principautés nègres.
Le Khasso formait autrefois un seul État compact et puissant, s’éten- dant sur les deux rives du Sénégal et conquis par des Peuls sur les
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Malinkés du Bambouk. Désorganisé par ses guerres avec les Bambaras du Kaarta et les Toucouleurs d'El-Hadj Oumar, il a perdu aujourd'hui toute unité et se trouve divisé en trois provinces principales, indépen- dantes les unes des autres : le Khasso proprement dit, le Logo et le Natiaga.
Comme nous devions séjourner plusieurs jours à Médine pour y donner à la mission son organisation définitive, il avait fallu chercher un campement voisin du poste, permettant l'installation facile de notre nombreux personnel et de nos trois cents animaux. Or les environs de Médine étaient, en cette saison, secs, arides et dépourvus de bons pâturages; les sources et les ruisseaux étant taris, le Sénégal pouvait seul fournir l’eau nécessaire à une troupe importante; aussi notre em- barras était-il grand. Enfin, Vallière nous choisit au sud du village un vaste emplacement presque horizontal, ombragé par deux ou trois grands arbres et entouré d’un cercle de collines rocheuses. Nous étions en- soleillés par la réverbération des roches nues, et le fleuve avait le désavan- age d’être un peu loin, Mais on n'avait pu trouver autre part un endroit se prêtant mieux au va-el-vient incessant de nos hommes et de nos animaux.
Le site était d’ailleurs remarquable : on apercevait tout à la fois et le Fer à cheval et les Rochers des lions. Le premier de ces mouvements de terrain est un cirque, entaillé dans la montagne, composé de roches hautes de vingt à trente mètres, absolument verticales et formant une sorte d'hémicycle; le fond de cette pittoresque enceinte est une prairie verdoyante, Les parois présentent des cavités, habitées par de nombreux singes cynocéphales dont les aboïiements assourdissent les visiteurs, et par des hyènes qui viennent la nuit pousser leurs cris rauques jusque dans les rues de Médine et sous les murs du poste, Quant aux Rochers des lions, ce sont d'énormes blocs de grès, se dressant isolément au sommet d'une colline dénudée et affectant les formes vagues de lions acCroupis.
La mission arriva le 6 mars au matin dans un ordre parfait : chaque chef de convoi, s'étant piqué d'honneur, tenait à se présenter devant la population dans son bel appareil. Jamais les pavillons des sections n'avaient flotté aussi fièrement, Aussi le défilé fut-il réellement impo- sant et obünt-il les suffrages unanimes des habitants, qui n'avaient Jamais vu une caravane si nombreuse et si bien ordonnée. Nos noirs, orgueilleux et fanfarons comme {oujours, ne tarissaient pas sur l’ad- miration dont ils avaient été l’objet, surtout de la part des Khasson-
Le roi du Khasso et ses conseillers.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. D9
kaises, qui ont une réputation de beauté et de galanterie bien établie dans tout le Sénégal.
Du 16 au 22, la plus grande activité ne cessa de régner dans le camp et aux abords; nous avions d’ailleurs fort à faire. Les chalands du commerce avaient transporté à Médine, vers la fin de décembre, un très grand nombre de colis destinés à notre expédition; il fallait les disposer afin de pouvoir les charger sur nos ânes. De plus, nous devions prendre au poste même une certaine quantité de vivres pour notre nom- breux personnel. Enfin, nous avions à composer l'escorte militaire qui devait nous accompagner dans notre exploration et qui était organisée d’après les principes énoncés plus haut. Elle comprenait sept spahis, dont un brigadier. Ce dernier, Barka N’Diaye, vieux soldat, rompu aux fatigues et aux dangers des expéditions africaines, nous choisit lui-même six hommes, fortement constitués et habitués à se débrouiller au milieu des difficultés qui nous attendaient. Ils étaient montés, ainsi que nous-mêmes, sur des chevaux algériens provenant de l’escadron de Saint-Louis. Le détachement de tirailleurs, un sergent, deux Capo- raux, un clairon el vingt hommes, fut trié par moi avec le plus grand soin dans la garnison de Médine, La plupart d’entre eux m'avaient déjà donné des preuves non équivoques de leur fidéiité pendant ma dernière exploration à Bafoulabé, et c'était avec une pleine confiance que je les emmenais avec moi dans ce nouveau voyage. L'un des deux caporaux, Bénis, était un mulâtre de Gorée; 1l était taillé en Hereule et possédait une bonne instruction élémentaire. Lorsqu'il n'avait pas à boire, e’élail un soldat accompli : intelligent, énergique, résolu, prompt à trouver les voies et moyens dans les situations tendues. Dès qu'il était ivre, ce qui lui arrivait malheureusement trop souvent el ce qui l’avait retenu dans son grade de caporal, il n’y avait plus à compter sur lui.
Les nouveaux bagages nécessitèrent la création d’une cinquième section du convoi, dont Mamadou Coumba, ancien interprète, fut nommé chef. Cet homme, que le docteur Bayol avait tenu à attacher à son service personnel, en raison de son intelligence et de sa connais- sance des langues du Soudan, venait d’être expulsé de son emploi à la suite de vols commis au préjudice des administrés du poste de M’Bid- jem, dépendant de Dakar. Je lui avais néanmoins confié le commande- ment d'une fraction importante du convoi dans l'espoir qu'il cher- cherait à reconquérir un peu d’estime par son zèle et son dévouement. Ce fait indique dans quel embarras on se trouve souvent au Sénégal,
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pour organiser une expédition quelconque; la pénurie d'hommes intel- ligents, rompus à l’obéissance, à notre langue et à nos usages, est telle, que trop souvent on n’a pas de choix.
Notre convoi devenait de plus en plus important et menaçait de grossir encore si je ne prenais des mesures spéciales pour assurer, aussi loin que possible, la subsistance des hommes et des animaux. Je résolus donc, pour ne pas augmenter le nombre de nos bêtes de somme, de faire échelonner des vivres sur notre route vers Bafoulabé et le Bakhoy. L'itinéraire et le lieu des étapes m'étaient parfaitement connus, ayant déjà effectué au mois d'octobre précédent, en compagnie du lieutenant Vallière, une reconnaissance complète de la vallée du Sénégal jusqu’au confluent du Bafing et du Bakhoy, comme je lai dit plus haut.
De Médine à Bafoulabé, la vallée du Sénégal, sur une longueur de cent trente kilomètres environ, s'élève de près de cent mètres. Le cours du fleuve suit cette ascension en présentant des biefs successifs d’étendue extrêmement variable et dont les eaux, retenues par des barrages natu- rels, plus ou moins élevés, n’ont en saison sèche qu'un très faible courant avec des profondeurs souvent considérables. Cette disposition maintient l’eau dans les régions supérieures, et l’on est très surpris, en arrivant à Bafoulabé, de trouver un fleuve beaucoup plus large et plus profond qu’à Médine. Il semble donc au premier abord que la navigation pourrait se continuer au delà de ce dernier poste et servir exclusivement aux trans- ports de vivres et de matériaux; mais on ne tarde pas à reconnaître qu'il ne peut en être ainsi. Les barrages sont loin d’être à des distances régu- lières; 1ls s'accumulent au contraire sur certains points en créant des étendues de plusieurs kilomètres absolument impropres à la navigation. De là l’impossibilité d'établir partout des communications faciles de bief à bief. On peut dire que le fleuve doit être utilisé en toute saison depuis le Félon jusqu'à Dinguira et même Boukaria; au delà de ce point, il fallait renoncer aux transports par eau, car, jusqu'à Bafoulabé, il n'existe pas moins de seize barrages, dont quelques-uns sont de véritables chutes, de trois à cinq mètres de hauteur, sans compter les cataractes de Gouina, ayant plus de quinze mètres d’élévation.
En conséquence, le caporal Bénis reçut l’ordre, quelques jours avant le départ, de nous précéder avec des pirogues et de déposer à chaque lieu d'étape jusqu'à Boukaria les vivres nécessaires à notre colonne. A Bou- karia, il devait trouver un grand approvisionnement qui nous était destiné et des bêtes de somme pour continuer, par terre, l'opération jusqu'à Bafoulabé.
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Cependant, notre séjour à Médine, au milieu de gens qui ne voyaient pas tous d’un bon œil ma mission vers Ahmadou, devenait, en se prolon- geant, une cause de dissolution pour le personnel de notre convoi. Les Toucouleurs, avec leur versatilité ordinaire, n’avaient plus pour le voyage l'enthousiasme des premiers jours et trouvaient leurs fatigues trop peu rémunérées. Une véritable conspiration s’ourdit, et les mécontents, obéis- sant à deux ou trois meneurs, vinrent bruyamment me menacer de m’aban- donner si je ne leur faisais pas des conditions de solde supérieures à celles primitivement arrêtées à Bakel. Cette effervescence ne tarda pas à se calmer devant mon attitude décidée. Toutefois, je transigeai; car, comme la plupart des explorateurs africains, je craignais de me voir délaissé par mes convoyeurs au moment du départ et de subir ainsi des retards fort préjudiciables au succès de l’entreprise. Mais je me promis bien de ne pas oublier les noms de ceux qui avaient dirigé le complot et de leur faire payer les inquiétudes qu'ils m'avaient causées, lorsque, plus tard, ils se seraient enfoncés avec moi dans des régions moins hospitalières où un homme isolé, surtout un Toucouleur, est exposé à faire sans cesse de mauvaises rencontres.
Le 21 mars, nos affaires étaient terminées : nous avions échangé contre des animaux plus robustes ceux de nos ânes qui s'étaient montrés fai- bles et malades dans le trajet de Bakel à Médine ; de nouveaux chevaux indigènes avaient été achetés; enfin, nous avions fait l'acquisition d’un troupeau de bœufs destinés à nous donner de la viande fraiche pendant la route. Le départ fut donc arrèté pour le lendemain. Comme à Bakel, les officiers de Médine nous réunirent dans un dîner d’adieu où nous reçûmes les témoignages flatteurs d’une véritable sympathie. Le soir, à ma rentrée au camp, Je reçus la visite de deux riches traitants de Médine, Ousman Fall et Abdoulaye Ba, qui m'étaient délégués par la population indigène des villages environnants pour me souhaiter le bonheur le plus complet dans mon expédition. Ousman Fall était accompagné de trois charmantes petites filles, qu'il avait eues de la même femme ouolof et qui vinrent elles-mêmes me saluer fort gentiment. « Bonjour, toubab”, reviens-nous vite et fais attention aux trahisons des mauvais noirs de l’intérieur. » Coumba, la fille d’Abdoulaye Ba, était également une belle personne d’une quinzaine d'années, qui avait été élevée à Saint-Louis par une dame euro- péenne ; elle portait un boubou et un pagne, dont les ornements excitaient l'admiration de toutes ses compagnes. Les filles d’Êve sont partout les
1. C'est ainsi que les indigènes appellent les Européens en Sénégambie.
06 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
mêmes et l’on ne saurait croire combien les jeunes négresses aiment les parures et les beaux vêtements.
Alpha Séga, qui était cinq ou six fois marié, profita de l'occasion pour me présenter deux de ses femmes, l’une Ouolof, l’autre Khassonkaise. Mon orgueilleux interprète avait bien fait les choses, et Fatouma et Aïssata, vêtues el coiffées chacune à la mode de leur pays, por- aient aux bras, au cou et aux oreilles de super- bes bijoux en or, travaillés, non sans une certaine habileté, par les forgerons de Mé- dine.
La présentation se termina par une sérénade que Tor- Ullard, le griot de Médine, ainsi bap- Usé par nos sol- dals et marins, nous donna au milieu de tous nos
hommes rassem- blés autour de notre tente. Tor-
Les = | üllard mélangeait les airs indigènes et français, et rien de plus comique que de l'entendre s'accompagner sur sa guitare, en nous chantant la Fille de Madame Angot ou la Grande-Duchesse, qu'il estropiait d’une façon sin- gulière. Je lui donnai quelques pièces de monnaie pour qu'il nous laissät dormir, et nous regagnämes nos couchettes de campagne.
Abdoulaye Ba et sa fille.
Le premier obstacle que devait rencontrer le convoi se trouve aux portes mêmes de Médine. La vallée du Sénégal, resserrée en ce point entre deux
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lignes de hauteurs, est complètement barrée par un amas de roches, d'une trentaine de mètres de relief, connu sous le nom de plateau du Félou; en arrière s'étend la belle plaine du Logo. L'examen du Félou est fort inté- ressant : on croit y voir les vestiges d’une véritable digue qui, jadis, retenait en amont les eaux du Sénégal et y créait un vaste lac ayant pour fond les plaines du Logo. Sa structure répond parfaitement à cette opinion : vers Sa- bouciré, le plateau s’abaisse suivant une pente douce el régulière, présen- lant une vaste sur- face de grès dénu- dée où lon re-
marque les traces
d’agitation de l’eau qui s’est retirée. Au sommet de cette pente se dressent des blocs à formes bizarres, qui sem- blent avoir été rou- lés et déposés par le fleuve. Enfin, vers Médine, le plateau
se termine brusque-
ment par des pentes
rocheuses et assez | É abruptes. son a Le Sénébal a Ousman Fall.
rompu cette digue
vers la partie droite de son cours et s’y est creusé un lit étroit, aux berges presque verticales; mais une ligne de roches barre encore le fleuve en retenant les eaux dans la plaine du Logo, et en y formant le magnifique bief allant jusqu'à Boukaria. Ce barrage creusé, usé, poli, sculpté en quelque sorte par le ruissellement des eaux, offre des détails très pitto- resques : des voûtes d’où le liquide suinte goutte à goutte, des cascades,
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des cavernes aux réduits impénétrables, des pot-holes, sortes de chau- dières creusées, en forme de troncs de cône renversés, par des cailloux très durs et de différentes couleurs, auxquels des courants particuliers ont imprimé un mouvement circulaire, qui à élargi le fond de l’excavation en en polissant les parois.
Dans les pays de superstition et d’ignorance, les grands phénomènes physiques sont toujours expliqués par des légendes plus ou moins vrai- semblables, Le Félou ne fait pas exception à la règle et 1l a sa légende, qu'un indigène nous raconta de la façon suivante :
« Il y a bien longtemps, un saint marabout, bien pauvre et bien vieux, arrivait du désert en compagnie d’un seul homme de suite. Il venait dans le Khasso pour prêcher la sagesse et convertir la population aux pieuses doctrines du Coran. Il atteignit, après beaucoup de fatigues, la rive droite du Sénégal et se trouva arrêté par l'immense fleuve, qui couvrait alors toute la vallée. Le saint homme était fort embarrassé : son âge et ses forces ne lui permettaient pas de franchir à la nage une pareille étendue d’eau, et les piroguiers lui demandaient un prix trop élevé pour le trans- porter sur l’autre rive. Désespéré de voir ainsi sa mission compromise avant même de l'avoir commencée, il s’adressa directement à Allah, le suppliant de faire un miracle en lui permettant de passer de l’autre côté du grand fleuve. Sa prière fut écoutée. Un orage épouvantable, qui fit trembler tout le pays, éclata au-dessus de l’abîime, puis une pluie de roches énormes s’abattit avec fracas devant le pauvre marabout terrifié, et, en un instant, il s’éleva une immense digue qui lui permit de traverser, à pied sec, cette masse d’eau tout à l'heure infranchissable. Le Félou était créé, et le reconnaissant disciple de Mahomet, à peine arrivé sur le plateau, fil un long salam pour remercier Dieu de sa puissante interven- tion. » Les croyants montrent encore sur la roche des traces assez vagues qui, avec les yeux de la foi, deviennent celles des pieds, des mains et du visage du saint homme. Un arbuste situé tout auprès est couvert de petits lambeaux d’étoffe que les passants accrochent à ses branches en souvenir de la pieuse tradition et dans le but de s’attirer les bénédictions du ciel.
Quoi qu’il en soit, le plateau du Félou, que nous avions exploré en hiver- nage, nous avait paru malaisé à franchir. Les creux, les dépressions et les profondes fissures qui séparent ces assises de grès formaient autant d'obstacles, et l’on entendait le grondement souterrain des eaux se déver- sant dans le fleuve à travers les cavités existant dans les roches inférieures de la montagne. Mais k saison sèche avait transformé le Félou : en sui- vant les ravines desséchées creusées par les pluies, on pouvait atteindre
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assez facilement le plan incliné conduisant à la plaine du Logo. Toutefois, il restait encore l'inconvénient du bruit sonore causé par les vides des roches et qui, en résonnant sous les pieds des animaux. pouvait les inquiéter el jeter le désordre dans le convoi.
Le 229 mars au matin, notre grande caravane s’ébranla dans le plus
Tortillard et les enfagts d'Ousman Fall.
grand ordre, les différentes sections séparées par des intervalles, pour faci- liter le passage des endroits dangereux. Vallière et Tautain nous précé- daient encore, avec quelques spahis d’escorte. Je marchais en tête de la colonne avec Piétri et le docteur Bayol, celui-ci heureusement revenu à la santé. Le détachement de tirailleurs était échelonné tout le long du convoi pour aider les âniers dans les passages difficiles. Notre colonne,
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avec ses douze mulets et ses trois cents ânes, ne tenait pas moins d’un kilomètre à un kilomètre et demi de longueur. Grâce à toutes nos précau- tions, le Félou fut franchi sans le moindre accident et, vers dix heures, tout le monde était campé sous le tata de Sabouciré.
Ce village portait encore les traces du brillant assaut que lui avaient livré les troupes françaises en septembre 1878. Les Malinkés du Logo avaient pris, depuis plusieurs années, une attitude franchement hostile aux intérêts de notre colonie. Ils refusaient de reconnaître l'autorité, comme chef de la confédération khassonkaise, de notre vieil allié Sambala, et, pour se venger de la protection que nous accordions à ce souverain, ils s'étaient tournés vers les Toucouleurs de la rive droite du Sénégal et mettaient toutes sortes d’entraves à notre commerce. Leur chef, Nya- mody, sûr de l'alliance de Ségou et convaincu que son éloignement de Saint-Louis le mettait à l'abri de nos coups, en était arrivé à rompre défini- tivement avec le gouverneur et l'officier qui le représentait à Médine, et à menacer de mort tout Français « blanc ou noir » qui s’aventurerait au delà du Félou. Cette situation ne pouvait se prolonger sans porter une alleinte funesie à notre influence dans le haut fleuve, et le gouverneur Brière de l'Isle, avec la décision qui le caractérisait, avait aussitôt envoyé une colonne expéditionnaire, Le colonel Reybaud, de l'infanterie de marine, quittant le chef-lieu avec la plus grande partie de la garnison, était arrivé à Médine sur les vapeurs et s'était jeté comme la foudre sur Sabouciré, qui, quelques heures après, ne présentait plus qu'une ruine déserte. Le village élit bien fortifié et la défense avait été acharnée, mais rien n’avait pu résister aux coups de notre arlillerie et à l'assaut de nos soldats. Le tata avail élé troué, les cases défoncées, le chef tué, et les défenseurs affolés avaient cherché leur salut en se jetant dans le fleuve du haut d’une berge de plus de dix mètres d’élévation. Ce magnifique succès, qui nous ouvrail de nouveau la route du haut pays, nous avait coûté des pertes assez sérieuses, Deux jeunes officiers d'infanterie de marine, le capitaine Dubois et le lieutenant Béjoutet, étaient tombés en dirigeant leurs hommes à travers le dédale du tata; plusieurs sôldats avaient été aussi frappés à mort. Les restes de ces héros ignorés reposent aujourd'hui à l'ombre d’un gigan- tesque baobab, sans que la patrie ait jamais pu honorer les noms des en- fants qu’elle venait de perdre et qui cependant étaient morts pour ses in- térêts extérieurs et la gloire du nom français. Les champs sénégambiens sont couverts de ces sépultures oubliées, et ce sera toujours l’orgueil des troupes de la marine de verser le plus pur de leur sang, simplement, obscurément, sans compter sur les honneurs de la renommée. Ces
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hommes, inconnus de la France et qui n’ont jamais ressenti la joie des triomphes, ont pourtant montré dans les jours de malheur l’ardeur de leur patriotisme; et les murs écroulés de Bazeilles, les plaines de Ba- paume, les hauteurs d’Avron ont redit longtemps comment les braves de l'infanterie de marine entendaient la défense du sol sacré de la patrie.
Je me rappelais encore avec horreur le retour de cette malheureuse colonne. Les troupes s'étaient à peine embarquées sur nos avisos pour rejoindre Saint-Louis que la fièvre jaune s'était abattue, sombre et impla- cable, sur les officiers et soldats qu'avaient épargnés les balles des Ma- linkés et les fièvres du Logo. Les bateaux s'arrêtaient souvent pour per- mettre de creuser sur la berge les tombes des victimes, ensevelies dans
Tata de Sabouciré.
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de simples toiles de hamac. Pris moi-même par la maladie, j'avais dû m'aliter dans l’une des cabines du Castor, tandis qu'autour de moi mes malheureux camarades rendaient le dernier soupir, en proie aux hor- ribles convulsions du vomito negro. Mais laissons là ces trop lugubres souvenirs et reprenons notre récit...
La deuxième étape nous conduisit à Malou. La route est des meilleures; elle suit d’assez près le cours du Sénégal sous la forme d'un étroit sentier; puis, après avoir traversé les villages de Kakoulou, de Danguilla et avoir parcouru un Joli pays bien cultivé, elle descend vers Malou, situé sur les bords mêmes du fleuve. Une île verdoyante occupe le milieu du cours d'eau, très large et très profond sur ce point. Au soir, les bruits du tam-tam vinrent troubler notre sommeil; e'étaient les habitants qui
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faisaient tout ce vacarme pour chasser les hippopotames qui, sortant du fleuve, venaient paître et ravager leurs cultures de maïs et de mil, Quel- ques mois auparavant, lorsque nous descendions le fleuve en pirogues, au retour de Bafoulabé, nous nous élions vus subitement entourés à Ma- lou par une bande de ces animaux, auxquels nous n'avions échappé qu’en hâtant vivement la marche de nos embarcations.
Un peu avant d'arriver à Malou, nous avions fait la rencontre du lieu- tenant Marchi, auquel le gouverneur venait de confier la garde du poste avancé de Bafoulabé. Depuis quelque temps, les arrivages de vivres de- venaient rares, et la garnison, ainsi que les nombreux ouvriers du poste, allaient bientôt manquer de tout. M. Marchi avait voulu éviter cette extrémité pleine de périls; et, avec son activité et son énergie ordinaires, il allait seul, au trot de sa mule, à travers les forêts du Natiaga, dans le but de gagner rapidement Médine, centre de tous les approvisionne- ments. Cet officier était pour nous tous une ancienne et sympathique connaissance, et 1l fallut, maigré son impatience, qu'il s’arrêtàt pour déjeuner avec nous. Puis, on se donna rendez-vous à Bafoulabé, car notre camarade espérait accomplir son voyage et nous devancer encore à son poste; c'est d'ailleurs ce qu'il fit avec l'étonnante rapidité d'action qu'il mettait en toule chose.
Le lendemain matin, nous campämes à Dinguira sous un magnifique ficus au feuillage épais et ombreux. Dinguira était, il y a peu d'années encore, un beau village bien bâti et bien cultivé. Aujourd’hui, il n'offre qu'un amas de ruines, résultat de la guerre implacable que les gens du Logo faisaient au vieux roi Sambala. C’est bien dommage, car il n’existe peut-être pas dans toute la vallée du Sénégal un sile aussi beau que celui de Dinguira : une haute montagne, le Sakamérakrou, ayant la forme d'un casque, barre la vallée et oblige le fleuve à faire un coude très brus- que et très allongé. Avant de tourner la montagne, les eaux du Sénégal s’élalent en formant plusieurs îles couvertes d'une végétation luxuriante, au milieu de laquelle émergent d'innombrables rôniers, sortes de co- lonnes naturelles, surmontées d’un élégant panache de verdure ; ce sont les arbres les plus gracieux de tout le Soudan. Sur la rive gauche, autour des ruines mêmes du village, s'étend une petite plaine bordée de hau- teurs el d’une rare fertilité ; on y remarque d'énormes fromagers consti- tuant pour les caravanes des campements agréables et pleins de fraicheur.
Comme l'étape avait été courte et peu fatigante, chacun s'arma aus- sitôt de son fusil de chasse, dans le but d'améliorer la carte du déjeu- ner. Piétri rapporta deux perdrix et trois poules de Pharaon; Tautain,
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toujours enragé dans ses recherches entomologiques, revint triomphant en agitant deux énormes scarabées qui devaient, disait-1l, combler un vide important dans les vitrines du Muséum de Paris; quant au docteur Bayol, il avait été plus pratique et il ra de son carnier une sorte de gros rat sans queue, de la taille d’un lièvre ordinaire et dont la chair fut trouvée déli- cieuse par nous tous. Ce petit quadrupède est très commun dans cette région, et nous l'avons souvent vu courir dans les rochers, en longeant plus tard le Bakhoy. Les Malinkés l’appellent daman; son nom scientifique est hyrax.
Vallière avait continué sa route sur Boukaria, afin de faire activer l’éche- lonnement des vivres vers Baloulabé, en réunissant tous les moyens de transport qu'il pourrait rencontrer ; mais, malgré ses recherches à Man- sonnah et aux environs, il ne pul trouver une seule bête de somme, el
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Le Sakamérakrou.
lorsque, le lendemain, la mission tout entière fut transportée à Boukaria, nous vimes qu'il fallait perdre plusieurs jours à ce campement, si nous ne nous débrouillions pas nous-mêmes pour suffire à nos propres besoins. Heureusement que ma mission était solidement organisée et que je pou- vais compter sur l'intelligente décision de nos compagnons et sur la bonne volonté de nos noirs, déjà entraînés par notre marche depuis Bakel. Tout le monde voulait le succès, et nous commencions déjà à admettre ce principe que nul obstacle ne devait nous arrêter dans notre marche vers le Niger. En peu de temps j'eus pris mes dispositions : trois sections du convoi abandonnaient leurs bagages à Boukaria pour partir le soir même sous la direction de MM. Piétri et Vallière, et transportaient à Ba- foulabé de neuf à dix mille kilogrammes de grains et de vivres; au delà de ce point, Vallière, avec les mulets et les ânes de ce poste, devait pro-
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céder à l’échelonnement des approvisionnements le long du Bakhoy, en même temps qu'il éclairerait ma marche, annoncerail mon arrivée aux chefs indigènes et commencerait à lever la route inconnue qui devait nous mener vers Kita. Piétri devait s'arrêter à Bafoulabé pour y orga- niser le passage du Bafing par notre grosse colonne.
Le site de Dinguira, avons-nous dit, est le plus beau de la vallée du Sénégal; mais il est bien moins majestueux et cause beaucoup moins de surprise que celui de Boukaria. Notre campement était en effet situé sur le bord même du fleuve, au centre d’une plaine assez étendue, en- tourée d’un cirque de montagnes, dont les hautes assises de grès se dres=. sent en murailles verlicales, en affectant les formes les plus inattendues. C'est d'abord, sur la rive droite, le Makha Denez ou Logobakrou, vaste
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Mont Makha Denez.
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table horizontale, formant une gigantesque masse eubique de quatre à einq kilomètres de côtés; puis, le mont Duley, immense prisme parfai- tement régulier et enchässé dans un socle provenant des terres d’érosion. Un petit mamelon le surmonte; on dirait un fort du moyen âge, cou- ronné de son belvédère et défendu par de hautes murailles à pie. De larges fissures de rochers complètent l'illusion en simulant des embra- sures. Enfin, sur la rive gauche, l’entassement bizarre du cirque de Mansonnah avec ses tables parfaitement planes, ses cônes aux arêtes géo- métriques, ses aiguilles droites et dont l'aspect étonne l'œil. Au milieu de ce dédale s'ouvre l’étroite vallée de Tinké, menant dans le Bambouk et ouvrant une voie naturelle vers la Falémé et la Gambie.
C'est à Mansonnah, capitale du Natliaga, que nous avions campé six mois
auparavant, alors que les inondations exceptionnelles de l’année précédente
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nous avaient empêchés de suivre les bords du fleuve. Notre marche, dans ces terrains détrempés par des pluies torrentielles, avait été des plus pénibles, et une mare de deux cents mètres d’étendue environ nous avait arrêtés un jour pendant près de quatre heures. Aussi tous nos
Mont Duley.
chevaux et tous nos mulets, empoisonnés par les exhalaisons de ces ma- rais, avaient-ils succombé à Mansonnah, nous forçant d'achever notre roule dans un état lamentable.
Le 16 mars, je quittai Boukaria. J'y laissai le docteur Tautain à la garde
Entrée de la vallée de Tinké.
des colis qui ne pouvaient être emportés et que les sections, parties la veille, devaient venir rechercher dès qu'elles auraient terminé leur mis- sion spéciale pour le transport des approvisionnements à Bafoulabé. On voit combien le convoi joue un rôle important dans loutes ces expéditions afri-
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caines. Quand le convoi suit, tout marche à souhait : les hommes et les animaux trouvent une nourriture abondante, les malades sont bien soi- unés, les indigènes, flattés des cadeaux qu'on leur offre, accueillent les voyageurs avec enthousiasme. Que le convoi vienne à manquer, toul va mal : le personnel, mal nourri, mal soigné, voit ses forces physiques et morales disparaître peu à peu; les animaux tombent épuisés de fatigue et de faim, traçant de leurs cadavres la_voie suivie par l'expédition, vouée dès lors à une mort certaine et misérable, Aussi, je ne saurais trop m'appesantir sur la nécessité d'établir au plus vite la route qui doit relier nos futurs établissements du haut pays. Il ne faudrait pas élever un posle sans qu'une voie carrossable ne lunit aussitôt à celui qui le précède. Nous n'avons plus iei le Sénégal, qui ouvre entre nos forts une communication toute naturelle. Il faut donc le remplacer par une route permettant de supprimer ces immenses caravanes d’ânes et de bêtes de somme, qui ne peuvent transporter que des chargements d’un poids relativement faible et que quelques voitures où wagons suffiraient à véhiculer à peu de frais jusqu'à des distances considérables. Que nos ingénieurs évilent ces tracés trop étudiés et sacrifient la perfection du travail à la simplicité et à la rapidité. Tant que nos postes de Médine, de Bafoulabé et de Kita n'auront pas été réunis par une bonne route, notre Situation dans le haut pays sera des plus précaires et à la merci de la moindre complication politique dans le Soudan occidental.
Nous reprenions done notre marche vers Bafoulabé. Les animaux, on le voil, nous manquaient, mais chaque jour nos cent vingt hommes ainsi que nos quarante chevaux et mulets absorbaient de grandes quantités de vivres, et l'encombrement n'était que passager. Nous espérions bien, après Bafoulabé, n'avoir plus besoin d'établir ee va-et-vient de convois, qui harassait tout le monde, bêtes et gens. Nous franchissions le remar- quable défilé de Tékoubala, ouvert à travers deux hautes murailles ro- cheuses, du sommet desquelles les grands singes cynocéphales nous saluent de leurs aboiements prolongés. Nous tournons le mont Duley, aux formes si singulières, et débouchons derrière le petit village de Tintilla, gracieusement assis au bord du Sénégal. En face, sur la rive droite, le Makha Gnan porte dans les airs ses deux tours jumelles, sem- blables à celles d’une cathédrale gothique.
La température augmente de plus en plus et nous n'avons pas moins de quarante degrés à l'ombre, ce qui rend tout repos impossible. Le lendemain, par un sentier à peine tracé, se déroulant dans le dédale des mamelons, pies et hauteurs de toutes sortes qui couvrent la plaine,
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nous nous transportons jusqu'à la célèbre chute de Gouina. Entre Tin- tilla et Gouina, on est obligé de franchir le Bagouko, rivière de cin- quante à soixante mètres de largeur, dont le lit, peu profond, est garni de roches qui rendent le passage difficile; heureusement, il s’est formé
Mont Tékoubala.
près de son embouchure des amas sablonneux, qui ont créé un gué assez commode à traverser. Gette rivière, que nous avions vue quelques mois au- paravant, roulant un gros volume d'eau, était maintenant presque à sec. Après le Bagouko, on parcourt un pays fertile et l’on parvient au petit
Mont Makha Gnan.
villace de Banganourz, colonie d'agriculteurs venus de Mansonnah. C’est Le) (e] (e) peu après ce village que l’on aperçoit dans le lointain la cataracte dont le bruit, par des vents favorables, s'entend à de grandes distances. L'aspect de O la chute est bien différent selon les saisons : pendant l'hivernage, le fleuve,
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augmenté par les pluies, atteint une largeur de deux cents mètres environ et se précipite comme une masse au pied de la chute, d’où s'élève un im- mense nuage d'eau et d'écame. Le courant est tel, dans la partie supé- rieure, que des hippopotames ont été souvent entraînés et retrouvés, meur- (ris par les roches, à plusieurs kilomètres en aval. Si, au moment des hautes eaux, on se transporte au-dessus du barrage, on est vérilablement saisi par la majesté du spectacle et le fracas formidable de cette énorme quantité d'eau, se précipilant de quinze mètres de hauteur pour aller se briser en poudre humide sur des rochers pittoresques. À la saison sèche, l'aspect est moins imposant, mais beaucoup plus gracieux : les blocs de grès, mis à nu, présentent des surfaces polies et lissées par Îles eaux, ayant par endroits beaucoup de ressemblance avec le porphyre; le fleuve, dont la largeur est réduite de moitié, n'arrive plus avec le fraças de l'hivernage. Ses eaux se glissent par les crevasses et vont sourdre entre les rochers, s'élevant en gerbes aux perles irisées, retombant en petites cascades argentées ou en chutes successives, dont l’ensemble ravit le regard. On se complaît d'autant plus devant ce spectacle que le paysage environnant est fort médiocre ; le Sénégal, sortant d'une vallée étroite, limitée de tous côtés par des hauteurs dénudées, ne présente qu'une végélation rabougrie et une herbe desséchée.
La mission quitta Gouina pour aller camper vis-à-vis de Foukhara, petit village situé dans une île, au milieu du fleuve. Comme à Malou, les habitants sont souvent inquiétés par les innombrables hippopotames qui peuplent le Sénégal, et, la nuit, pendant que les récoltes sont sur pied, les griots sont obligés de battre le tam-tam pour éloigner les monstres, qui, sans ce vacarme incessant, iraient fouler les champs de mil et dévoreraient toutes les ressources de l’année.
Le 29 mars, nous sortions du Natiaga. Ce petit pays forme une annexe du Logo, avec lequel il était allié au moment de lattaque de Sabouciré. Au- jourd’hui il essaye péniblement de panser les blessures que lui a faites une guerre de dix années; il se met à reconstruire ses villages, il rappelle ses habitants, qui, pour fuir les incursions des Khassonkais, s'étaient réfugiés vers le sud, dans les montagnes du Bambouk. Mais tout cela demande du temps, et les quelques villages que nous avions traversés jusqu'alors étaient bien misérables. Que d’amères réflexions nous assaillaient lorsque nous pensions que des sites comme ceux de Dinguira, de Boukaria, étaient dé- pourvus d'habitants, et, au lieu de champs riches et étendus, n’offraient que des surfaces incultes, envahies par une végétation sauvage et parcourues seulement par des fauves de toute espèce.
Calaracte de Gouina.
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Nous mimes deux jours pour aller de Foukhara à la mare de Talahari. La route traversait un véritable désert, où des ruines accumulées attestaient la présence de centres jadis importants, aujourd'hui abandonnés et dont le voyageur a souvent de la peine à reconnaitre l'emplacement au milieu des hautes herbes qui recouvrent les bords du fleuve. Notre long convoi éprouva de nombreuses difficultés et de grandes fatigues à parcourir le sentier ro- cheux et à peine frayé qui conduisait à notre nouvel établissement de Ba- foulabé ; mais il n’y eut aucun accident ni aucun dommage. Le Bougueda, la rivière de Balougo, le col de Goubougo, le torrent de Moumania, alors à sec, furent en somme franchis avec assez d’entrain, et l’on arriva en bon ordre à la mare de Talahari, grande surface d’eau stagnante, recouverte de nénuphars et peuplée d'énormes hippopotames. Elle est située au fond d’une dépression, dont les bords, garnis d’une végétation herbeuse, doivent être soigneusement évités, si l'on ne veut pas s’enfoncer dans la vase. Nous cam- pâmes pour la première fois sous un grand karité ou arbre à beurre (Bassia Parkü), dont le feuillage clairsemé ne nous garantit que très imparfaite- ment de la chaleur du jour. Est-ce cette raison ou le voisinage de la mare, toujours est-il que je fus atteint ce jour-là d’une véritable insolation qui m'inspira un moment des inquiétudes. Toutefois, trois ou quatre doses de quinine triomphèrent de la fièvre violente qui s'était déclarée chez moi et, le lendemain, je pus accomplir la dernière étape de Bafoulabé. Je n'étais pas encore très solide sur mon cheval, mais ce sont là des accidents trop communs dans ces régions pour qu'on s'y arrète longtemps.
Nous avions déjà passé le village de Mahina et nous longions la rive gauche du Bafing, dont les eaux nous apparaissaient à travers les beaux arbres de la forêt où nous chevauchions, lorsque nous rencontrâmes le lieu- tenant Marchi, venu au-devant de nous. Il nous eut bien vite entraînés sous les baraques provisoires qui lui servaient de demeure en attendant que le poste fût construit, et nous nous trouvâmes en face de joyeux compagnons et d’une bonne chère, double plaisir qui nous fit vite oublier notre rude apprentissage du métier de voyageurs.
CHAPITRE EY
Bafoulabé. Passage du Bafing et entrée en pays inconnu. — L'interprète Alassane et le vieux Sambo, — Route le long du Bakhoy. — Incendie de Demba-Diouhé, — Palabre au village de Kalé avec Diouka-Moussa. — Défilé du Besso. — Séjour à Niakalé-Ciréa. -— Brèche dans la montagne. — Attaque de lions et d’hippopotames. — Solinta et Badumbé, — Préparation du fer. — Les
ânes commencent à succomber aux fatigues el aux blessures.
Bafoulabé est le confluent des deux rivières qui forment le Sénégal. Son nom lui-même signifie « deux rivières ». La plus importante, le Bafing, fleuve noir, n'a pas moins de quatre cent cinquante kilomètres de lon- eueur. Elle vient du sud et sort des massifs du Fouta-Djalon. La deuxième, le Bakhoy, fleuve blanc, venant de l’est, coule dans la partie la plus basse du bassin du Sénégal, et l’on peut considérer son thalweg comme la voie naturelle la plus courte entre nos établissements du haut fleuve et le Niger.
Bafoulabé, situé à cent trente kilomètres environ de Médine, était done tout désigné pour servir d'emplacement au premier des postes que nous voulions échelonner jusqu'au Djoliba, le grand fleuve des nègres. De plus, l'occupation de ce point pouvait seule nous permettre d'ouvrir des relations avec les populations malinkés où bambaras qui nous séparaient du Niger. Ce sont ces considérations qui, on la déjà vu, avaient amené le gouverneur Brière de Plsle à faire exécuter, six mois auparavant dans eette région dif- licile et que les inondations de l'hivernage avaient presque rendue impra- ticable, une reconnaissance préliminaire. Arrivé le 12 octobre à Bafoulabé, J'avais trouvé le pays dans un état singulièrement favorable à ma mission. Tous les chefs malinkés du haut Sénégal, révoltés contre Ahmadou, étaient réunis à une Journée à peine au-dessus du confluent. Ils assiégeaient le tata d'Oualiha, possession d’un chef indigène partisan des Toucouleurs. Je ne crus pas pouvoir aller à Oualiha; je désirais garder les apparences d'un simple explorateur et ne pas me compromettre envers Ahmadou. Mais je fis prier les chefs de venir à un rendez-vous. Ceux-ci, après
avoir obligé mes envoyés à boire de l’eau-de-vie pour se convainere qu'ils
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n'avaient pas affaire à des adeptes de l’islamisme, se rendirent à mon invi- tation. Tous accueillirent avec un grand empressement le projet d'installer les Français au milieu d’eux et notamment à Bafoulabé. Les Malinkés du Bambouk, du Bakhoy, du Bafing et de Kita, les Peuls du Fouladougou m'assurèrent que notre arrivée serait accueillie avec une grande joie dans le pays. Le fils du chef de Kita insista même pour que la résidence de son père füt choisie immédiatement pour l'emplacement de l’un des nouveaux postes que nous voulions construire. Un neveu des chefs maures de Bam- mako s'engagea en outre à nous guider jusqu'à ce célèbre marché. On a vu comment tous ces envoyés avaient été accueillis à Saint-Louis, et com- ment la mission du Haut-Niger avait été ensuite organisée. À mon arrivée à Bafoulabé, j'avais ainsi avec moi quatre chefs indigènes, qui devaient me servir d'introducteurs auprès des populations avec lesquelles j’allais entrer en relations jusqu'au Niger. C’étaient Ibrahima et Founé, fils du chef de Kita, Abderamane, neveu d’un chef de Bammako, et Khoumo, fils du chef de Niagassola dans le Manding.
Le gouverneur avait poussé activement l'occupation de Bafoulabé. Dès le mois d'octobre, 1l avait envoyé les cinquante hommes destinés à former la garnison; les approvisionnements et les matériaux avaient été accumulés à Médine et devaient être ensuite dirigés sur notre nouvel établissement. Les travaux préliminaires marchèrent rapidement, et au moment où nous parvenions au confluent du Bafing et du Bakhoy, une redoute provisoire, entourée d’un fossé et d’une palissade, était déjà construite ainsi que de bons gourbis en torchis couverts d’un chaume épais pour les logements. Les environs élaient débroussaillés jusqu'à trois cents mètres de rayon ; deux canons étaient en batterie, et la place élait imprenable pour une armée nègre. Une route était construite pour la relier au village de Ma- hina, et deux puits furent creusés. On abattait des arbres et l’on extrayail des pierres pour le fort définitif. Celui-ci, malheureusement, avait été, malgré mes conseils, commencé sur la rive gauche du Bafing, au grand mécontentement des Malinkés du Bakhoy, qui se plaignaient que cette dis- position les livrait à la vengeance des Toucouleurs et était contraire aux promesses que je leur avais faites à mon dernier voyage.
À Bafoulabé, je retrouvai Piétri, que j'avais chargé de préparer le pas- sage du Bafing. Vallière était déjà le long du Bakhoy, éclairant notre marche, dressant l'itinéraire de notre route et échelonnant, à l’aide d’un petit convoi d’ânes et de mulets, des vivres jusqu’à Fangalla. Toute notre caravane élait réunie sur la rive gauche du Bafing, moins les deux sections du convoi retournées en arrière pour prendre à Boukaria les bagages
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laissés sous la garde du docteur Tautain. Il fallait maintenant traverser la rivière, opération qui nous avait paru loul d'abord fort malaisée. Le Bafing, au confluent, ne présente pas en effet moins de quatre cent cin- quante mètres de largeur avec une profondeur considérable. Fallait-1l done perdre quatre ou cinq jours pour faire passer tous nos animaux à la nage, l'un après l'autre, tandis que les quelques pirogues qui se trouvaient dans le pays mettraient un temps infini à transborder nos chargements? Les indigènes de Mahina, que nous interrogions avec insistance, nous aflir- maient tous qu'il n'existait pas un seul gué dans les environs. Mais Piétri élait depuis longtemps au fait des habitudes mystérieuses des nègres sé- négambiens, et, au moment où je me disposais à donner tous les ordres pour le passage, il m'amena un captif malinké. C'était un petit vieillard, malade et souffreteux, qui, après s'être bien assuré qu'aucune oreille indiserète ne pouvait l'entendre, me dit qu'il existait un gué à peu de dis- tance et qu'il me l'enseignerait, si je voulais lui donner pour sa fille un de ces beaux foulards bleus et rouges qu'il venait de voir dans l'une de nos petites cantines. Le marché fut conclu aussitôt et le gué, reconnu excellent par Piétri, fut immédiatement jalonné et rendu accessible à nos bêtes de somme par deux rampes en pente douce, pratiquées en quelques heures par nos tirailleurs. Nos ânes firent bien quelques difficultés pour entrer dans l’eau, mais Thiama, qui n'était jamais à court de moyens, saisit tout d’un coup par les oreilles l’un des moins récalcitrants et l'en- traina à sa suite sur le palier rocheux qui formait le gué. Tous les autres suivirent à notre grand étonnement, et rien de plus comique que de voir ce long défilé de bourriquots, marchant docilement dans l'eau à la queue les uns des autres, sondant du pied les inégalités du gué et arrivant ensuite Joyeusement sur la rive opposée.
Dans l'après-midi du 1" avril, bagages et animaux étaient passés de l’autre côté du Bafing. Le lendemain matin, les deux sections du docteur Tautain franchissaient la rivière à leur tour, et J'avais la satisfaction de voir le même jour tout mon convoi parfaitement rangé sur le petit plateau qui devait servir d'emplacement au nouveau poste de Bafoulabé.
La mission entrait dès maintenant dans un pays inconnu el nous allions commencer notre rôle d’explorateurs et de diplomates. Mage et Quintin, dix-sept ans auparavant, avaient remonté le Bafing et abouti à Koundian, place forte toucouleur, dont le chef les avait dirigés sur Ségou sous la conduite d’un guide, qui n’était en réalité qu’un espion, et par un itinéraire dont ils n'auraient pu s'écarter sans inconvénient. Pour nous, nos instructions nous prescrivaient de suivre directement la vallée du
Passage de Bang.
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Bakhoy, qui est la voie la plus courte vers le Niger ; et nous avions l'inten- tion de remplir aussi complètement que possible le programme qui nous avait été tracé, sans nous laisser arrêter par les obstacles qui nous atten- daient sur cette roule.
M. Marchi et nos amis de Bafoulabé nous sollicitaient de rester plusieurs Jours auprès d'eux. Mais le temps nous pressait et Je voulais arriver au Djoliba avant l’hivernage. Aussi donnai-je l’ordre du départ pour l'après- midi du 2 avril. M. Marchi, qui avait déjà poussé une pointe sur Kita pour y faire des achats de mil nécessaires à nos approvisionnements, nous fournissait d’ailleurs des renseignements fort peu encourageants sur la route que nous aurions à suivre et qui nous présageaient de bien grosses difficultés. Il fallait donc se hâter, puisque nous voulions par- venir quand même au Niger, où nous pouvions être devancés par une mission étrangère qui venait, disait-on, de quitter la Gambie et s’avan- çait rapidement vers la capitale du sultan Ahmadou.
Avant de quitter le dernier poste français, nous complétions notre per- sonnel en attachant à la mission deux hommes bien différents de carac- tère, mais qui nous furent également précieux par la suite. Le premier était Alassane, interprète du poste de Bafoulabé. C'était un Toucouleur, observa- teur peu fervent d’ailleurs des règles du Coran. Son torse largement dé- couplé, sa têle carrée, son œil vif, dénotaient une énergie et une intelli- gence qu'il est rare de rencontrer chez les noirs. Homme d'action avant tout, il savait se dévouer et rendre les services les plus précieux à celui auquel il s'était attaché. Je le connaissais déjà pour lavoir employé dans ma première exploration de Bafoulabé et je savais tout le parti que je pourrais en tirer. Je l’enlevai donc de ce poste, non sans force réclama- ions de la part des officiers qui avaient déjà su y apprécier ses excel- lentes qualités. Je lui donnai aussitôt la place d'Alpha Séga à la tête du convoi, réservant plus spécialement ce dernier pour la partie diploma- tique de ma mission.
Avec Alassane, j'engageai un chef muletier, ancien sous-officier au train d'artillerie, chargé en ce moment de la conduite des convois entre Médine et Bafoulabé. Sambo était un grand Ouassoulounké, mesurant près de deux mètres de hauteur, à la voix terrible avee ses hommes, bien qu'excellent cœur au fond, et doux et facile à conduire comme un enfant, dont il avait d’ailleurs la simplicité. Travailleur infatigable, il surveil- lait avec un soin serupuleux mulets et muletiers, et arrivait toujours avec le dernier chargement, parce que c'était son habitude, disait-l. Pauvre Sambo! Il est mort dans la boue sanglante du ruisseau de Dio,
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en défendant ces mulets et ces cantines pour lesquels il avait tant de sol- licitude.….
Le ? avril au soir, toutes nos dispositions élant terminées, nous pre- nions définitivement la route de Kita en nous enfonçant dans l'épaisse forêt qui couvre le delta formé par les deux affluents du Sénégal. De longtemps nous ne devions voir d'autres figures européennes que les nôtres, et l'absence d'indications précises sur les régions que nous allions visiter ne laissait pas que de me donner quelque inquiétude sur la suite du voyage. Toutefois, lorsque je vis défiler devant moi mon beau et nom- breux convoi, bien organisé, bien ordonné, approvisionné en ressources de loutes sortes et conduit par un personnel dans lequel j'avais toute con- fiance; quand j'eus donné mes instructions à mes officiers, aux inter- prètes, aux chefs des différentes fractions de l'escorte, tous animés de celte énergie, de ce feu sacré qui fait que l'on réussit ou que lon meurt à la peine ; quand je pensai enfin que nous avions pris, en somme, toutes les précautions que comportait semblable entreprise, je ne pus m'empêcher d'espérer dans Favenir et dans notre succès.
La mission, outre les cinq officiers, comprenait alors trois interprètes, quatre chefs indigènes, quatre-vingt-dix âmiers, dix muletiers et une es- corte de sept spahis sénégalais et de vingt-cinq ürailleurs : au total, cent cinquante personnes environ. Comme animaux : douze chevaux arabes, douze chevaux indigènes, douze mulets et trois cents ânes.
C'était la première fois qu'une expédition aussi nombreuse pénétrail dans les solitudes inexplorées du haut pays.
Le lieutenant Marchi nous accompagnait et devait nous guider jus- qu'à Fangaila, à travers une contrée qu'il venait de visiter et où il s'était déjà fait de nombreux amis parmi les chefs malinkés des villages environ- nants.
Comme il ne nous restait plus que quelques heures de jour, j'avais pres- crit de s'arrèter à une dizaine de kilomètres, à hauteur du gué de Demba- Dioubé, campement déjà reconnu par Vallière.
Le terrain était peu accidenté et nous cheminions en plaine dans une forêt où croissaient de grands el beaux arbres: quelques-uns présentaient un aspect des plus curieux, Leurs troncs, bizarrement ereusés à la base, formaient des sortes de niches, limitées par des parois régulières, qui venaient se confondre avec l'arbre lui-même à quatre ou cinq mètres au- dessus du sol. L'un de ces troncs ne mesurait pas moins de vingt- trois mètres de circonférence.
Des oiseaux, aux couleurs brillantes, voltigeaient en bandes nom-
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breuses dans leur épais feuillage ; leur chant était vif et agréable. lei, des colibris au plumage vert, bleu et pourpre et qui n'étaient guère plus gros que des oiseaux-mouches, se jouaient dans les branches des tamariniers et des acacias sauvages. Plus loin, un oiseau, assez semblable à l’un de nos faisans d'Europe, avait la tête ornée d’une jolie crête noire; sa couleur était d’un beau brun foncé.
Nous suivions d’assez près la rive gauche du Bakhoy, mais la végétation qui couvrait ses bords nous empêchait d'examiner son cours. Toutefois, le bruit des eaux roulant sur les rochers nous prouvait qu'il n’était pas navigable en tout son parcours et qu’il se présentait, sous le rapport de la navigabilité, dans les mêmes conditions que le Sénégal supérieur. La nuit arriva avant que nous fussions parvenus au campement, ce qui occasionna un peu de désordre dans notre convoi, forcé de traverser un marigot aux berges abruptes avant d'atteindre le bouquet de tamariniers situé auprès du gué de Demba-Dioubé. Mais ce qui vint encore augmenter la confusion et nous mettre un moment dans le plus grave des dangers, ce fut un im- cendie qui éclata tout d’un coup à quelques centaines de mètres à peine du campement, où déjà se rangeaient les premières sections du convoi. Nous élions en saison sèche, c’est-à-dire à l’époque où les noirs brûlent les hautes herbes pour débarrasser d’une végétation parasite les futurs em- placements de leurs champs. Il y avait quelque chose de sauvage dans le spectacle offert par ces flammes s'étendant au loin devant nous et rougis- sant l'atmosphère de leurs lueurs intenses. Ce tableau nous rappelait ces descriptions si belles et si animées de Fenimore Cooper dans ses intéres- sants romans, où il nous dépeint d’une manière si émouvante les mœurs des habitants des immenses prairies américaines. Les hautes herbes brû- laient avec une effrayante rapidité, crépitant et mugissant avec un bruit qui devait certainement s'entendre à plusieurs kilomètres à la ronde. Les gigantesques baobabs, avec leurs branches semblables à des bras hu- mains s’agitant avec frénésie, prenaient à la clarté des flammes un aspect des plus fantastiques.
Mais nous étions sous le vent et il n’y avait pas une minule à perdre si nous voulions éviter le plus grand des malheurs. Déjà quelques ânes, saisis de frayeur, avaient jeté bas leurs charges et s'étaient enfuis dans la forêt. Nous laissimes là le convoi, et nos hommes, s’armant de grandes branches garnies de leurs feuilles, s'élancèrent vers l'incendie. Saulant, criant, dansant, hurlant en véritables nègres qu'ils étaient, ils se rendirent bientôt maîtres du feu, au moins dans un rayon suffisant pour écarter tout danger immédiat. Nous pümes enfin bivouaquer tant
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bien que mal, car, l'incendie ayant augmenté le désordre, il fallut, pour cette nuit, renoncer à tout campement régulier.
Au malin, on ne put rompre que tardivement, afin de pouvoir réparer le désordre de la veille. Pendant toute la durée de la mission, j'ai toujours tenu sévèrement à ce que l’ordre le plus exact régnât dans le convoi. C’est, suivant moi, une condition sine qua non de succès dans toutes les expéditions africaines. Aussi ne laissai-je quitter le camp que lorsque les chefs des différentes sections eurent remis parmi leurs hommes el leurs animaux l'ordre si troublé par la marche et l'incendie du jour précédent.
En quelques heures nous parvenons au village de Kaïé, après avoir longé le pied du mont Douka et franchi plusieurs marigots actuellement tout à fait à sec.
Le Bakhoy, à partir de Bafoulabé jusqu'à son confluent avec le Ba-Oulé, suit une vallée large de trois à cinq kilomètres, dirigée sensi- blement de l'est à Fouest et bordée de chaque côté par des massifs mon- tagneux, dont les flancs dépouillés et à peu près abrupts sont parallèles au cours d’eau pendant quatre-vingts kilomètres environ. Les monts de la rive droite remontent ensuite vers le nord, et ceux de la rive gauche s'infléchissent vers le sud-est. La ligne montagneuse de la rive gauche s'ouvre fréquemment pour donner passage à de petits affluents du Bakhoy, qui forment autant d'obstacles à la marche dans celte région. A Kalé fa vallée est entièrement barrée par un éperon important, terminé par le mont Besso, qui vient baigner sa base jusque dans la rivière. C’est au pied de ce mont, à une portée de fusil du village, que nous assimes notre camp. Kalé se trouve dans la plaine, et ses petites cases au toit pointu le font ressembler à une ruche perdue dans un bouquet de liguiers, couronnés de leur luxuriante verdure, qui abrite les habitants de la réverbération insupportable produite par le soleil sur les parois dénu- dées de la haute muraille naturelle qui limite le paysage à l’est. Nos àniers contemplaient cette dernière avec une certaine inquiétude, car de notre camp on n’apercevait aucune issue, et ils se demandaient com- ment les blancs allaient faire pour vaincre cet obstacle qui paraissait infranchissable à notre lourd convoi. J'avais un moment songé à faire un grand détour vers le sud; mais ce fut inutile, ear un sentier était tracé sur le flanc à pie de la montagne, au-dessus de la rivière; il cheminait difficilement au milieu des rochers amoncelés sous une voûle qui le
surplombait et d'où l’eau tombait goutte à goutte. Il était long d’un bon
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kilomètre et à peine praticable pour les piétons. Le Bakhoy, à quelques
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mètres en dessous, se précipitant sur son lit de roches, formait des chutes et des rapides qui, bien que moins importants que ceux du Félou ou de Gouina, n’en avaient pas moins l’inconvénient de rendre toute navi- gation impossible entre Bafoulabé et les villages en amont de Kalé. 4 est à remarquer que les éperons ou les chaïînons transversaux de la vallée se prolongent toujours dans le lit du fleuve pour y créer des barrages et des chutes, qui ont pour objet de retenir les eaux dans les biefs supérieurs et de ménager le débit de la rivière pendant la saison sèche.
Cependant, le temps pressait et tout le monde se mit à l’œuvre, afin de pouvoir quitter Kalé le lendemain. Tandis que Vallière et Tautain gravis- saient, au prix de mille efforts, la pente ouest du Besso, dont je désirais avoir l'altitude exacte et d’où mes compagnons pourraient dominer tout le pays environnant, Piétri, accompagné du lieutenant Marchi et d’une forte escouade de tirailleurs et de laptots, s’'engageait dans le défilé pour rendre le passage aussi pralicable que possible à notre convoi. Tout l'après-midi fut employé à abattre les arbres, à renverser les blocs de grès, à couper les broussailles qui obstruaient le sentier, et à huit heures du soir mes deux officiers pouvaient me rendre compte que le chemin, si mauvais qu'il fût, pouvait du moins permettre de continuer notre voyage au delà de Kalé.
Pendant ce temps, je m'abouchais avec le chef du village, Diouka- Moussa, qui commandait la province Makadougou et exerçait une grande influence dans toute la contrée. C'était ici que devait commencer mon rôle de diplomate, et je puis affirmer à mes lecteurs qu'il n'était pas toujours très réjouissant. Les nègres sont d’enragés discoureurs, et les palabres au soleil, au milieu d’une assemblée bruyante, sale et déguenillée n'avaient rien de divertissant. Il me fallait souvent répondre pendant des heures entières aux questions plus ou moins bizarres qui m'étaient posées par ces importants négociateurs, puis subir leurs discours flatteurs que m’adressaient les griots qui me comparaient sans rire au soleil et à la lune et ne cessaient d’exalter mon intelligence et la profondeur de mes raisonnements. Néanmoins, je finissais toujours, surtout en appelant à mon aide le contenu de mes cantines de cadeaux, par convaincre mes inter- locuteurs et leur faire admettre les conditions que je leur apportais de la part du gouverneur. Pour ce qui concerne plus spécialement Diouka-Moussa et ses principaux conseillers, je n’eus pas de peine à obtenir leur signa- ture sur le traité plaçant leur pays sous le protectorat de la France, car le voisinage des Toucouleurs de la rive droite leur faisait ardemment désirer de pouvoir s’abriter sous les murs d’un poste français contre les inces- santes incursions des cavaliers musulmans. Un beau manteau bariolé et
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un splendide sabre ture achevèrent de cimenter notre pacte d'amitié, Au soir, on m'amena deux jolis bœufs à bosse, qui furent aussitôt immolés par mes hommes, et une fête des plus cordiales, avec accompagnement de tam-tam, de fusées et de danses des plus exotiques, célébra la première conquête pacifique que faisait notre patrie sur la voie du Niger.
Il me fut d'ailleurs impossible d'échapper aux présentations qui suivent toujours, chez les nègres, une entrevue entre deux chefs quelconques. Diouka-Moussa m'amena ses quatre femmes, dont les torses nus jusqu'à la ceinture étaient ornés de colliers de verroteries, auxquels étaient sus- pendues des pièces de cinq francs en argent percées de trous. Des pagnes en cotonnade du pays entouraient la taille de ces jeunes négresses, qui auraient été assez bien faites de corps, si des seins piriformes, aux di- mensions prononcées, n'eussent débordé sur leurs gorges, déformées par ces appas volumineux, Puis vint une bande de négrillons, dont le costume consistait en une pelite bande de toile entourant la ceinture. C'étaient les enfants ou neveux du chef de Kalé. Je leur fis une abondante distribution de sucre cassonade et je remarquai avec un certain plaisir que plusieurs d'entre eux s'empressèrent de le partager avec leurs mères, qui assislaient à l'entrevue.
Avant de quitter Diouka-Moussa, je ne pus m'empêcher de lui demander pourquoi il ne faisait pas améliorer le chemin qui conduisait de son village au delà du mont Besso, ce qui permettrait aux caravanes de le visiter fréquemment et de lui apporter les marchandises et les objets que ses sujets étaient forcés d'aller acheter fort loin, soit à Médine, soit aux établissements anglais de la Gambie. © Ce chemin, me répondital, a été fait par mon grand-père et, depuis, personne n'y a jamais touché. Il nous suffit parfai- tement, et je doute que mes fils aient l'idée de changer quoi que ce soit à son élat actuel. » Voilà bien les nègres, et l’on se demande réellement, en présence de cette apathie et de cette indifférence pour le progrès, si nous parviendrons jamais à les arracher à leur état de profonde barbarie. Il me fut toutefois permis, à mon retour de Négou, quand un an après Je repassai par ces mêmes villages malinkés, de constater que la civilisation avait déjà passé par là; car cette population, que nous avions laissée misérable et en haillons, nous la retrouvions proprement vêtue, habitant dans des cases presque confortables et pourvues de quelques meubles rudi- mentaires, achetés à nos traitants du haut fleuve. Il me semble donc que, si faibles que soient les progrès des malheureux Africains, nous devons poursuivre leur régénération avec persévérance. La France s’est mise à la tête des nations dans ce vaste mouvement qui porte aujourd’hui le monde
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civilisé vers le centre du Soudan. Il faut qu’elle conserve sa place, sans se laisser arrêter par les obstacles ou les théories insensées de gens qui pensent que les nègres sont indignes du nom d'homme et doivent être traités par nous en Sénégambie comme les Indiens l'ont été par les Espagnols dans le Nouveau Monde.
J'étomnai beaucoup Diouka-Moussa en lui annonçant qu'avant peu nous ferions passer un chemin de fer par le défilé du Besso, et comme mon interprète ne pouvait que difficilement lui traduire ce mot de chemin de fer, je lui expliquai que nous construirions une route sur laquelle mar- cheraient des machines comme les bateaux à vapeur, allant sur terre. Je ne sais s’il fut bien convaineu ; toujours est-il que ses regards indiquaient l'incrédulité la plus absolue en mes paroles.
Le 4, on se remettait en route. Je pris les devants avec mes officiers, car le passage du défilé, malgré les travaux exécutés la veille par Piétri et ses hommes, devait demander toute la journée, et il était peu prudent de nous exposer aux rayons du soleil pendant les heures chaudes de l'après- midi. Nous nous trouvions alors en pleine saison sèche, et l’harmatan se levait chaque jour, vers huit heures du matin, nous aveuglant de poussière et nous brûlant de son souffle enflammé.
Nous étions de bonne heure au village de Niakalé-Ciréa, dépendant de Diouka-Moussa. Nous dûmes, pour notre déjeuner, nous contenter de lor- dinaire des Malinkés, car les premiers mulets ne parurent qu'à deux heures de l’après-midi, Le passage avait été tellement difficile sur certains points qu'il avait fallu les décharger et porter les cantines à tête d'homme. Les différentes sections du convoi arrivèrent peu à peu, mais ce ne fut qu'à neuf heures du soir qu'elles eurent toutes rallié notre nouveau cam- pement. Les chargements avaient peu souffert, sauf un petit orgue de Barbarie qui roula dans le Bakhoy avec le bœuf qui le portait et qui ne rendit plus que des sons tout à fait insuffisants pour donner une idée des airs indiqués sur son registre lorsque le lendemain nous voulûmes examiner les suites de l'accident. Je le destinais au sultan de Ségou, mais je me console aujourd'hui facilement de cette perte en pensant que ce produit de notre civilisation, eût-il même survéeu à sa chute dans le Bakhoy, serait tombé entre les mains des Bambaras de Dio, qui l’auraient pris évidemment pour une machine inventée par les blancs pour les ensorceler, et l’auraient mis en pièces.
Notre tente était établie sous un beau ficus, vaste et touffu, qui occu- pait le centre du village et couvrait le fara, immense table formée de nattes posées sur des troncs d'arbre et servant de lieu habituel de réunion
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aux notables de l'endroit, venant y discuter journellement les affaires du pays. Aussi étions-nous assaillis de tous les côtés par les curieux et les curieuses. Nous pouvions constater tous les Jours que, depuis Mé- dine, la race devenait de moins en moins belle : ce qui s’expliquait par une proportion plus faible de sang peul chez les individus qui peu- plaient cette partie de la Sénégambie et qui étaient des Malinkés presque purs. Nous primes le dessin de tatouages bizarres qui couvraient le sein d'une jeune fille, toute fière de semblables ornements.
Un incident désagréable vint nous surprendre à Niakalé-Ciréa. On se
souvient sans doute de ce fils de Dama que j'avais autorisé à me suivre jusqu'au Niger, en lui laissant un cheval pour me rejoindre. Il arriva en effet dans la journée du 5, en menant grand tapage et accompagné, maleré ma défense, d'une suite nombreuse d'hommes armés. Il commença tout d’abord par se plaindre qu'on lui eût donné, à lui, le fils d’un grand chef, un cheval moins beau que celui de mon interprète Alpha Séga. Puis il m'informa qu'il ne pourrait me suivre si je ne lui permettais d'emmener cinquante hommes de son village, qui allaient arriver le len- demain. Je compris bien vite que ce guerrier farouche n'avait nulle envie de s’enfoncer avec moi dans des contrées inconnues et assez dan- gereuses à traverser par suite de l'état de guerre continuel qui y régnait. Je l’engageai donc à nous débarrasser de son encombrante personne et à prendre la route de Fatafi, village dont il était le chef, à quelques lieues dans l'intérieur. Gara Mamady Ciré ne parut nullement offensé de mes paroles un peu vives et m'affirma que je me privais d’un concours sérieux en le laissant en arrière.
Nous étions encore sous l'impression de cet incident, bien propre à faire connaitre le côté fanfaron du caractère nègre, quand une récla- malion singulière vint fort à propos nous égayer. Nous venions d’acheter un mouton à un Malinké, au prix, bien convenu d'avance, d’une pièce de cinq francs en argent. Suivant mon habitude, j'avais donné l’ordre de tuer aussitôt la bête, car je connaissais les tendances des nègres et surtout des Malinkés, renommés dans tout le Soudan occidental pour leur ava- rice et leur cupidité à revenir sur les marchés conclus. Yoro s'était déjà emparé d’une des jambes du pauvre animal, qu'il s’occupait à pré- parer pour notre diner, quand le marchand revint vers nous, agitant sa pièce d'un air piteux et en se répandant en plaintes amères sur le marché qu'il venait de conclure. Il criait et gesticulait, semblant navré de ne pouvoir reprendre son mouton. «€ Est-il possible, s’excla-
mait-il, que je me sois laissé tromper à ce point? Comment ! Une seule
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pièce pour cet animal qui vit, qui marche, qui mange, qui boit? Voyons! Est-ce juste... » Je ne reproduis pas ici toutes les plaintes, plus risi- bles les unes que les autres, de notre Malinké. La vérité est qu’il vou- lait en plus une calebasse d’eau-de-vie, que nous finimes par lui octroyer généreusement.
Nos marchés avec les indigènes donnaient souvent lieu à des dis- eussions semblables, car il n'existe pas de monnaie dans le pays, où les échanges se font encore de la manière la plus primitive. Le voyageur est forcé d’emporter avec lui un véritable magasin : de la guinée, du calicot, du sel, des verroteries, etc. Quant à l'argent, ce métal est presque totalement inconnu, et il ne sert qu'à fabriquer des bijoux pour les femmes, qui les portent en anneaux aux bras et aux Jambes, ou en médaillons au cou, aux oreilles ou au nez. La femme est cer- tainement l'être qui change le moins, suivant les latitudes ou le climat, et je déclare que je n’ai jamais vu de coqueltes aussi entreprenantes que les jeunes filles de Niakalé-Ciréa. Elles formaient autour de nous un cercle étroit, nous harcelaient de leurs demandes, nous enlevaient nos verroleries, nous assiégeaient en un mot pour contempler tous les objets que nous rangions dans nos cantines, et surtout, bonheur extrème, pour se mirer dans l’une de nos glaces.
Et cependant, elles ne se mettaient guère en frais pour leur costume. On a souvent dit que nos grisettes parisiennes savaient s'habiller avec rien; mais je défie bien la plus habile de se tailler une robe, même de bal, dans le peu d’étoffe qui suffit à une jeune Malinké. La femme du chef de village, que l’on nous amena, n’était pas plus habillée que les gamins que l’on nous avait présentés la veille à Kalé. Deux gros anneaux d'or aux jambes, un plus pelit au nez et un ruban de cotonnade autour des reins, formaient, je crois, tout son costume. Deux captives, qui pilaient du mil à quelque distance de notre tente, étaient encore moins protégées contre les regards de mes tirailleurs, qui attendaient impatiem- ment la confection du couscous qu’on leur préparait.
J'ajouterai encore ici qu'à mon retour du Niger j'ai été frappé par l'air relativement somptueux qu'offraient ces mêmes femmes malinkés, vêtues de beaux boubous de calicot blanc et de larges pagnes d’indienne bleue, ce qui prouve bien que la pauvreté était en grande partie cause de cette légèreté de costume, qui choquait tant nos yeux, si habitués qu'ils fussent cependant au débraillé des naïfs habitants de ces contrées sau- vages. La vue des brillantes étoffes apportées par nos traitants avait fait naître chez nos nouveaux sujets l’idée de la possession, et ils s'étaient mis
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au travail pour acquérir ces objets, qui éveillaient en eux des besoins dont la satisfaction devenait la première source de commerce dans ces possessions d'acquisition récente.
C'est à Niakalé-Ciréa que nous reçûmes pour la dernière fois des nou- velles de France. Pendant longtemps nos familles devaient rester perplexes sur notre sort, et les événements qui suivirent et dont les échos par- vinrent en Europe n'étaient certes pas faits pour les rassurer.
À un kilomètre au delà de Niakalé-Ciréa, un chaïnon transversal peu élevé, — cinquante mètres environ, — mais à base très large, coupe la vallée du Bakhoy en se prolongeant plus loin que le village de Auba, jusqu'à la rivière, qui a dû faire un coude très prononcé vers le nord pour se frayer un passage. Les indigènes prétendaient tout d’abord que nous ne pourrions franchir ce rempart rocheux et que nous serions obligés de continuer notre marche par la rive droite, ce qui nous contraignait de traverser deux fois le cours d’eau, opération excessivement longue et laborieuse pour notre convoi. Heureusement que le lieutenant Vallière, qui éclairait toujours notre marche à deux ou trois étapes en avant et qui m'envoyait en arrière les renseignements les plus détaillés sur notre itiné- raire, avail fini, en interrogeant secrètement ses guides et en leur pro- mettant une forte récompense, par apprendre qu’un passage praticable, que l’on avait voulu nous cacher, existait dans la montagne. Les mal- heureux nègres du Bakhoy, comme tous ceux qui habitent le plateau du haut pays, sont tellement traqués par les cavaliers toucouleurs, qu'ils sont toujours prêts à se retirer dans les montagnes par des issues à eux seuls connues et dont ils conservent le secret avee le plus grand soin.
Ce fait explique en même temps l'empressement de toutes ces populations malinkés à se ranger sous notre protectorat, ce qui leur permettra de vivre désormais en paix au milieu de leurs cultures, à l'abri des razzias incessantes de leurs ennemis, fervents adeptes de l’islamisme.
Vallière, guidé par un jeune garçon malinké, dont il avait su se gagner les bonnes grâces par un cadeau de poudre et de plomb, re- connut donc dans la montagne une brèche naturelle de quatre-vingts à cent mètres de largeur, qui traversait le chaînon de part en part, entre deux murailles verticales. Dès que j'eus été avisé de tous ces détails et que mon intelligent et actif compagnon de route m'eut transmis le croquis de mon itinéraire, Piétri se mit à l'œuvre. Dans l'après-midi du 5, il fit sauter quelques bancs de rochers, placés en travers du chemin, au pied de la pente d'accès, tandis qu'Alassane et les laptots déblayaient les endroits les plus mauvais du sentier à peine tracé dans la brèche.
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La marche du convoi fut néanmoins très pénible. Le passage présentait l'aspect d’une gorge pittoresque, longue d’environ quatre kilomètres et parsemée d'énormes blocs grisätres, qui affectaient les formes les plus
Le jeune Malinké qui a indiqué la brèche de la montagne,
bizarres. Quelques arbres rabougris, qui avaient poussé entre les pierres, faisaient encore plus ressortir la nudité du sol. Le col franchi, nous dé- bouchions dans une petite vallée d’accès facile, mais traversée par deux
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cours d’eau : le Balou et le Dokou, qui ont creusé deux ravins profonds et larges, sur lesquels il sera nécessaire de jeter deux ponts au moment de la construction de la voie ferrée projetée. Puis, nous gravissions une pente très rocheuse et assez brusque, qui nous conduisait sur un vaste plateau, couvert de cailloux ferrugineux. Le delta du Bagna Oulé, d’une largeur de soixante mètres, nous arrêlait encore une bonne heure, bien que la rivière fût à peu près à sec dans cette saison de l'année. Aussi, re- nonçant à atteindre ce jour-là le village de Solinta, nous établimes notre bivouac au gué de Dioubé Ba.
Nous y trouvàmes l’un de nos tirailleurs que Vallière avait laissé en arrière pour nous indiquer le chemin et qui avait passé la nuit dans cet endroit, dont l'aspect était des plus sauvages. Le pauvre garçon se mourait de peur et il nous raconta qu'il avait été assailli pendant la nuit par deux lions et qu'il n'avait dû son salut qu'à l’arbre immense sous lequel nous nous étions établis et dont les branches lui avaient servi de refuge. C'était un énorme figuier sauvage. Son tronc s'élevait, semblable à une colonne gigantesque, tandis que ses racines s’étendaient à plusieurs mètres, enveloppant de leurs nœuds un immense bloc de grès, qu’elles tenaient suspendu au-dessus du Bakhoy, dans les eaux duquel plongeaient leurs extrémités. Ses branches supérieures, garnies de leur feuillage, servaient d'abri à tout un monde d'oiseaux et formaient au-dessus de nos têtes une voûle impénétrable aux rayons du soleil. Un curieux phénomène naturel venait encore compléter ce tableau : un autre arbre, grand, élancé, vi- goureux, feuillu, semblait sortir de ce tronc, où 1l était enchâssé par sa base, ce qui ne défigurait nullement le figuier, bien que la couleur de l'écorce et du feuillage de ees deux arbres différât complètement. Le docteur Taulain et moi, nous pensämes que ce parasite apparent était un jeune arbre englobé pendant sa croissance par le figuier, qui l’enroula de ses branches. Durant notre voyage, nous vimes souvent des phénomènes de ce genre : de grands arbres, autour desquels des lianes et des bran- ches s'étaient entrelacées en formant un filet de dimensions colossales. Évidemment, ce rapprochement avait eu lieu avant que le trone principal eût atteint sa taille actuelle, et tous ces végétaux avaient ensuite grandi ensemble, en créant ces assemblages bizarres qui excitaient toujours au plus haut point notre curiosité.
Le tirailleur ne nous avait pas trompés, car le soleil s'était à peine couché qu'un concert des plus étranges s’éleva autour de nous. Les hyènes commencèrent tout d’abord par nous assourdir de leurs cris rauques et lugubres; leurs corps efflanqués, aux formes hideuses, se profilaient
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étrangement à la lueur de nos feux de bivouac. Elles s'approchaient tout près de nous, altirées par les débris de viande provenant du bœuf tué le jour même pour la nourriture du nombreux personnel de la mission. Nos coups de mousqueton ne suffisaient pas pour éloigner ces hôtes habi- tuels et immondes de tout campement de troupes en Afrique. Puis, l'agitation qui régna tout d'un coup parmi nos ânes nous annonça l’ap- proche des visiteurs qui avaient tant effrayé notre Uralleur la nuit précédente. Le rugissement du lion ne tarda pas en effet à dominer tous les bruits du camp. Piétri s'élança aussitôt, suivi de Tautain et de plu-
Brèche dans le rempart rocheux près de Niakalé-Ciréa.
sieurs tirailleurs, mais les recherches des chasseurs furent vaines, et le roi des animaux, effrayé sans doute par les feux de notre bivouae, ne fit plus entendre sa voix. C’est ce qui arrive le plus souvent, et les lions de Sénégambie, dépourvus de crinière et appartenant à une espèce de haute taille, attaquent rarement l’homme. Ils fuient généralement les contrées habitées et se contentent de rôder autour des villages et des camps, pour s'emparer de quelque bœuf ou mouton égaré dans les bois. Ils étaient très nombreux dans les régions à peu près désertes que nous traversions depuis Bafoulabé,_et il était rare qu'une nuit se passât sans que leur rugis- sement vint nous arracher à notre sommeil.
Mais nous n’en avions pas encore fini avec les hôtes de ces pays sau-
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vages, où l’homme apparaissait rarement. Le Bakhoy regorgeait d'hippo- potames, et ces énormes animaux, qui ne comprenaient absolument rien à tout ce mouvement qui se faisait au lieu ordinaire où 1ls prenaient leurs ébats nocturnes, témoignaient leur mécontentement par des grognements répétés. On sait que ces pachydermes quittent généralement le soir les profondeurs de leurs demeures aquatiques pour pâturer et s’avancer quelquefois assez loin des rives. Grand était done leur désappointement de nous voir installés dans leur domaine, et, voyant que nous ne tenions nul compte de leurs avertissements sonores, ils se mirent à gravir len- tement, comme ils le faisaient chaque soir, la berge qui donnait accès sur notre camp. Nos chevaux et bêtes de somme n'avaient rien à craindre de cette attaque d'un nouveau genre, car l'emplacement du convoi se trouvait à quelque distance de la rive, sur un petit plateau rocheux d’où 1l pouvait défier loute agression de nos voisins incommodes; mais 1l n’en était pas de même pour nous; car, ainsi que je l’ai mentionné plus haut, nous avions tenu à établir notre tente sous le grand ficus qui baignait ses racines Jusque dans le Bakhoy.
Notre chien Tom, grand et beau braque, dont un officier de spahis m'avait fait présent avant mon départ de Saint-Louis, nous donna le premier l'éveil sur le danger qui nous menaçait. Il se livra aux aboie- ments les plus furieux et se réfugia tout d'un coup sous notre table où nous prenions le thé à la lueur d’un falot de bord. La table, le thé et le falot roulèrent brusquement à nos pieds, et nous nous trouvâmes subi- tement dans l'obscurité, au moment même où les hippopotames apparais- saient au sommet de la berge. Heureusement que nos mousquetons ne nous quillaient jamais el que nous püûmes, en attendant que nos hommes répondissent à nos appels, envoyer au hasard une décharge qui fit hésiter ces visiteurs inattendus. Ceux-ci rebroussèrent bientôt chemin et une longue ligne de feux, allumés sur la rive, suffit à les éloigner pour le reste de la nuit. Ces animaux ne sont pas toujours d’aussi facile composition et, quelques jours plus tard, l'un de nos laptots fut foulé aux pieds et presque écrasé par un hippopotame qui commençait déjà à le retourner d’une manière inquiétante, quand on arriva à son secours.
Du gué de Dioubé Ba à Solinta, la route est bonne et suit un plateau présentant d’assez vastes cultures de mil et de maïs. Pour le moment, nous en avions fini avec les passages difficiles de la rive gauche du Bakhoy et nous n'avions plus désormais qu'à nous préoccuper de quel- ques marigols, qui n'offraient plus d'obstacles sérieux à nos âniers, de-
venus maintenant des conducteurs accomplis, depuis un mois que nous
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avions quitté Bakel. Ces braves gens, de plus en plus disciplinés, s'étaient attachés sérieusement à leur métier. Ils voyaient tous les jours que nous ne négligions rien pour leur procurer tout le bien-être que l’on peut avoir en route, et que.nous veillions avec le plus grand soin à leur nourriture, à leur santé et à leur entretien. Un troupeau de bœufs nous suivait, et tous nos hommes recevaient journellement leur ration de viande fraiche. Jamais certainement ils n'avaient été mieux nourris. Nous n'avions plus à craindre d’ailleurs de réclamation semblable à celle qui s'était produite à Médine; car, en nous quittant, nos àniers se seraient trouvés seuls et sans prolection dans un pays fort mal habité, tant par les bêtes féroces que par les pillards toucouleurs de la rive droite. Tous les jours nous les sentions donc se serrer davantage autour de nous, et la menace de les renvoyer, faite aux moins dociles, produisait beaucoup d'effet.
Le village de Solinta, le premier de la province du Bétéadougou, était situé dans un défilé formé par le Bakhoy et une montagne carrée, le mont Souloun, du haut duquel Piétri et Tautain, qui en firent l'ascension, purent suivre tout le cours de la rivière depuis Fangalla jusqu'à Kalé. Le terrain environnant était fort tourmenté, mais son relief, peu considé- rable, ne dépassait pas le sommet du Souloun. Des roniers et des tama- riniers ombrageaient le village, entouré d’une mince muraille de pisé et adossé aux parois verticales de la montagne.
Nous vimes à Solinta un grand nombre de jeunes garçons, habillés d'une manière différente des autres. Leur costume se composait d’un long boubou bleu, qui leur descendait jusqu'aux pieds, recouvert d’une sorte de pagne bleu et blanc attaché au-dessus de l'épaule droite. Un bonnet blanc, des anneaux et des gris-oris de toutes formes et une longue lance complétaient ce bel accoutrement. C'étaient les jeunes circonais de l’année ou plutôt du mois, car ils ne portent ce costume particulier et ne vivent à part que pendant quarante jours. Ces populations malinkés sont loin d'être musulmanes et ne l'ont jamais été. D'où leur vient donc cet usage de la circoncision? Elles s'y soumettent rigoureusement et pratiquent l’excision sur les femmes, comme les Peuls, ce qui tiendrait à faire croire qu'il leur vient de cette dernière race, qui l'aurait importé chez elles, au moment de son irruption dans le bassin du Sénégal.
Une construction remarquable attira nos regards à Solinta. C'était un grand fourneau en terre, à peu près cylindrique, élargi vers son milieu, haut de trois mètres environ sur un mètre de circonférence. Des ouver- tures étaient pratiquées à sa base et à fleur de terre. Ce fourneau ser- vait à la préparation du fer, employé dans le pays pour la fabrication des
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sabres, des couteaux ou des outils primitifs que nous remarquions entre les mains des indigènes. Comme nous voyions pour la première fois dans la contrée une preuve d'activité industrielle, nous demandämes des ren- seignements aux Malinkés qui nous entouraient; mais peine perdue, c'était bon pour des forgerons de travailler ainsi... Un honnête Malinké ne pouvait sans déroger se livrer à une occupation autre que la chasse ou la guerre.
Cependant nous apprimes plus tard comment se faisait l'extraction du métal. Le minerai provient des montagnes voisines où on le rencontre en orande abondance. Le fourneau est muni de plusieurs ouvertures, aux- quelles sont adaptés des tuyaux de soufflets mus à la main. Une autre ou- verture, plus grande que les autres, fermée au commencement de l'opéra- tion, communique avec une excavalion en pisé, où aboutira la coulée future. Lorsqu'il s’agit de préparer une certaine quantité de fer, tous les forgerons du village se mettent à œuvre en même temps. Ce jour de tra- vail est aussi pour eux un jour de fête. La coulée est arrosée à l'avance de bière de mil (dolo), et les ouvriers, excilés par de copieuses libations, empilent successivement, par couches superposées, le minerai et le char- bon. Celui-ci est excellent et provient de certains arbres, dont les indi- gènes nous donnèrent les noms et nous montrèrent des échantillons. Le feu est allumé, les cris et les chants redoublent, et tout le monde se met aux soufflets, soufflant jusqu'à ce que le métal soit obtenu. Ce dernier n'est pas de la fonte; c'est un fer analogue à celui que l’on obtient dans les Pyrénées par la méthode dite catalane. On le travaille ensuite à la forge, tel qu'il sort du fourneau et sans aucune préparation.
Le village de KNolinta avait reçu Vallière de la façon la plus hospi- talière. Son chef s'était même montré blessé de ce que notre camarade, pressé par le temps, n'avait pas voulu s'arrêter un jour entier auprès de lui. Notre séjour le consola amplement, et nous le laissâmes plein d'en- thousiasme pour les Français, les premiers blancs qui visitaient son pays.
Nous passions la journée du $ à Soukoutaly, après une courte étape, accomplie sur un bon terrain argileux, peu boisé et peu ondulé, Le chef, Sambakhoto, beau vieillard à Flair frane et résolu, se montra tout Joyeux quand je lui parlai de nos projets sur le haut Niger. Il avait, m'avoua-t-il, envoyé quelques-uns de ses guerriers dans Sabouciré pour coopérer à la défense de ce village pris d'assaut par nos soldats, et notre manière de faire la guerre l'avait tellement émerveillé qu'il avait pris dès lors la plus haute idée du gouverneur de Saint-Louis. Il fut très flatté lorsque je lui dis que celui-ci avait beaucoup entendu parler de lui et
“JUI[OS p O0PTIA
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que Je lui offris, de la part de M. Brière de l'Isle, un beau manteau de chef et un fusil plaqué d'argent. Il insista surtout auprès de mon inter- prète Alpha Séga pour savoir si ce cadeau n'était pas plus important que celui donné à Diouka-Moussa, son voisin de Kalé. Sambakhoto signa done avec empressement sa soumission au gouvernement du Sénégal. Tous ces chefs acceptaient très volontiers notre domination, parce qu'ils savaient bien qu'elle était douce et facile à supporter, qu'ils ne feraient qu'y gagner au point de vue commercial, et qu'elle les mettrait pour toujours à l'abri des insultes des Toucouleurs.
Nous eùmes encore ce jour-là une nouvelle preuve de la haine que ces conquérants ont fait naître partout où 1ls ont passé. Les principaux no- tables du Tomora, contrée soumise au sultan de Négou et s'étendant en face de nous sur la rive droite du Bakhoy, vinrent me trouver en me de- mandant si leur peuple tout entier ne pourrait pas traverser la rivière pour habiter chez nous, dans le rayon du nouveau poste de Bafoulabé. Je me conformai à mes instructions en leur répondant que je n'avais pas à me mêler des affaires des sujets d'Ahmadou, et qu'ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient. Ils me comprirent, car j'appris à mon retour qu'ils avaient mis leur projet à exécution.
Ce fait dénote bien la faiblesse de l'empire toucouleur actuel, qui n’est plus formé que de débris des vastes conquêtes du prophète El-Hadj Oumar. On y chercherait vainement aujourd’hui cette unité politique et territo- riale, que ce nègre extraordinaire avait su un moment réaliser par son prestige religieux et son habileté à entraîner à sa suite les nombreuses populations électrisées par sa parole prophétique et attirées autour de lui par l’appât d’un butin considérable. L'empire d’Ahmadou n’est plus que le squelette des anciennes et vastes possessions d'El-Hadj, et les populations malinkés et bambaras, supportant avec impatience un joug odieux, n'attendent qu'une occasion pour se soulever contre leurs dominateurs musulmans, les pires ennemis de la race blanche dans cette partie du continent africain.
Depuis deux jours, nous avions bon chemin, et c'est à travers un ter- rain fertile et peu accidenté que nous parvenions au village de Badumbé. Nous quittions le Bétéadougou pour entrer dans le Farimboula, compre- nant Badumbé et quelques dépendances, situées plus avant dans l’inté- rieur. La vallée du Bakhoy était toujours très étroite, et les monts de la rive droite, le Nouroukrou, présentaient un plateau étendu, riche, fertile et bien arrosé, où se sont formés sept ou huit villages malinkés, vivant à peu près indépendants du frèré d’Ahmadou, qui domine dans cette contrée.
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L'existence de ces centres de population, au sommet d’un plateau élevé de “deux cents à deux cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la plaine et par suite des conditions de salubrité qui doivent être relativement excel- lentes, semble prouver qu'il sera très possible dans l'avenir, et alors que notre installation sera définitive dans cette région, de trouver des points favorables pour abriter des fièvres si pernicieuses de l’hivernage les Euro- péens que leurs fonctions ou leurs affaires appelleront dans le pays. Cette recherche était l'une des préoccupations les plus vives du gouverneur Brière de l'Isle, qui, à mon départ du chef-lieu de la colonie, m'avait fait les plus grandes recommandations à ee sujet.
En approchant de Badumbé, la forêt que nous traversons s'éclaireit de plus en plus et fait place à de grandes étendues de terrain dénudées et noircies en certains endroits par les cendres des végétaux incendiés. Singulière et expéditive manière de défricher ei le sol destiné à recevoir les cultures de l’année. On n’y rencontre pas celte régularité qui dis- tingue nos plantations d'Europe. Les trones d'arbres, tout carbonisés, sont laissés au milieu des cultures, et les grosses branches qui n'ont pas été consumées et qui jonchent le sol donnent un aspect désolé aux clairières arüficielles résultant de ce mode de défrichement. Le tronc d’un immense cail-cédrat, auquel les indigènes avaient mis le feu à plusieurs reprises, était ainsi couché non loin du sentier que nous suivions. Il était entièrement creux et aurait constitué un excellent abri pour la pluie, si une famille nègre avait voulu s'y installer; car, bien qu’il eût été taillé, haché, miné tout autour par le feu, il présentait encore deux mètres de diamètre. Toute- fois, malgré toutes ces curiosités et l'exubérante végétation de la contrée au moment des pluies, nous aurions bien préféré l’un de nos champs de France, si soignés et si coquettement encadrés de haies d'aubépine odo- rante, à ces immenses cultures d'aspect si sauvage et si négligé.
Nous franchissons le ruisseau de Diangalé, complètement à sec et dont le lit est formé de roches schisteuses; on pourrait, Je crois, ÿ établir des ardoisières d'une exploitation facile. Nous doublons le mont Sama, qui s'avance dans la vallée jusqu’à un ou deux kilomètres à peine du Bakhoy et nous apercevons enfin Badumbé, sur la pente nord d’une croupe allant mourir doucement vers la rivière.
Le village est entouré d’un tata solide en maçonnerie, et c’est assurément la construction la plus remarquable de ce genre que nous ayons ren- contrée jusqu'alors. On voit que les habitants, se sentant menacés par leurs voisins de la rive droite, prennent toutes leurs précautions pour
pouvoir résister à une attaque des Toucouleurs.
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Le tata était situé au centre d’un quadrilatère défensif et naturel, formé par le Bakhoy, deux de ses affluents et la montagne. L’enceinte représentait un polygone de plusieurs côtés, sur le pourtour duquel on apercevait, tous les quarante à cinquante mètres à peu près, une tour ronde construite de façon à faire saillie de deux à trois mètres sur le front extérieur de la muraille. Le tracé n'était pas rectiligne; il était en zigzag, imitant gros- sièrement le tracé à erémaillères, ce qui permet tout à la fois d'obtenir des feux directs et des feux croisés. Le mur était construit en pierres de grès, réunies par un pisé très solide. Des créneaux, à hauteur d'épaule, permet- taient aux assiégés de faire feu au dehors.
Nous fimes tout le Lour du tata avant d’apercevoir la porte qui conduisait dans l’intérieur du village. C'élait un simple passage, pratiqué à travers l'une des tours de l’enceinte; seulement, dès que l’on était entré dans la tour, il fallait tourner à droite pour pénétrer dans l'intérieur. Cette dispo- sition devait arrêter l’élan de l’assaillant et permettre aux défenseurs abrités derrière le second mur de la tour de tirer sur les entrants. Un battant, formé de quatre madriers très épais et tournant dans le creux d’un trone d'arbre enfoncé dans le sol, était tout ouvert el nous offrait un passage libre. Mais celui-ci était tellement étroit qu'il nous fallut descendre de cheval et laisser nos bêtes en dehors à la garde des spahis, dont le cos- tume rouge excitait au plus haut degré la curiosité des négrillons, attirés par le bruit de notre arrivée.
Une nombreuse assemblée, réunie sur la place du village, nous at- tendait, et ce n’est pas sans une certaine émotion que le vieux chef me souhaila la bienvenue. Tous les yeux des vénérables nègres qui l’entou- raient étaient fixés sur nous avec une curiosité avide. Ils vovaient des blancs pour la première fois, et nos moindres gestes excitaient leur étonnement. Une jeune fille d’une quinzaine d'années, les cheveux élé- gamment relevés en forme de cimier de casque, se tenait auprès du chef. C'était la dernière femme de cet octogénaire.
L’entrevue fut des plus cordiales, et les habitants de Badumbé, qui voyaient en nous les adversaires des Toucouleurs, s’efforçaient de nous montrer leur sympathie par tous les moyens possibles. L'un m'apportait un mouton, l’autre un poulet ou une calebasse de lait; celui-ci, une défense d’hippopotame ; celui-là, un panier de mil pour mon cheval. Aussi, n'eus- je pas de peine à décider le vieux chef à placer son pays sous le protectorat français. « Le gouverneur, me dit-il, est mon père. Moi et mes sujets, nous voulons désormais lui appartenir. Qu'il fasse de nous ce qu'il voudra, pourvu qu'il ne nous contraigne pas à nous raser la tête et à faire le sa-
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am’. » Et d'une main tremblante, que guidait mon interprète, 1l fit au bas du traité un signe bizarre qui avait la prétention de figurer une croix. Cependant, au moment où j'allais prendre congé, 11 me demanda si je ne pourrais pas ajouter, au bas de mon papier, un article par lequel les Français s'interdiraient de tuer les pigeons verts, qui peuplaient en grand nombre les arbres du village. Il m'avoua que ces oiseaux étaient les fé- tiches protecteurs des habitants de Badumbé et que lui-même, d’après la prédiction d’un sorcier célèbre dans le pays, devait s’éteindre avec toute sa descendance si pareil sacrilège se produisait. Je le tranquillisai sur ce point en lui faisant comprendre d’ailleurs que pareil détail ne pouvait être inséré dans le document qu'il venait de signer, mais je l’informai que le gouver- neur serait instruit de ce fait et que les ordres les plus sévères seraient donnés à ce sujel.
Nous passons à Badumhé une journée fort chaude. La plaine est entière- ment découverte, el un groupe de deux ou trois acacias situé à quelque distance du tata nous abrite très imparfaitement des rayons du soleil pendant notre déjeuner et la sieste que nous essayämes ensuite de faire. Heureusement que le Bakhoy n’était pas loin et que nous pûmes, quand le soleil se fut abaissé, aller prendre un bain qui nous remit un peu de cette Journée fatigante. La curiosité importune dont nous avions été l’objet de la part des indigènes n'avait pas peu contribué à nous rendre tout repos im- possible. Ce qui étonnait le plus les gens de Badumbé, c’était de nous voir habillés de Ta tête aux pieds. Nos pantalons européens excitaient surtout leur hilarité, et J'entends encore leurs éclats de rire quand Piétri se mit tranquillement devant eux à tirer ses culottes de cheval pour les échanger contre un pantalon plus léger en toile. L'une des jeunes négresses qui se trouvaient dans le cercle me demanda même la permission de toucher mon bras nu pour bien s'assurer que notre chair, à part la couleur, ressemblait à la leur. L'étonnement des curieux s’exprimait par des rires bruyants, que je fis cesser brusquement en déchargeant en l'air les six coups de mon revolver. Ils restèrent bouche béante, et aucun d’entre eux ne voulut, malgré mes invitations pressantes, toucher l'arme fumante que je tenais à la main.
Piétri et Taulain nous quittèrent le soir, et reprirent les devants pour rejoindre Vallière qui nous attendait à Fangalla. Nous devions faire séjour sur ce point, dont la position était inconnue et où nous devions prendre nos dispositions pour franchir le désert qui nous séparait de Kita. À mesure que
1. Ce sont les pratiques imposées par la religion musulmane,
AL ‘ra
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nous [nous avancions vers le Niger, les difficultés augmentaient, et c'était
pour ainsi dire au hasard que nous marchions, ignorants des obstacles qui
Le vieux chef de Badumbé et sa dernière femme.
nous attendaient et de la nature du terrain que nous avions à traverser. C'est pour cette raison que je me faisais toujours éclairer dans ma marche, car 1l n’est rien de plus fatigant et de plus énervant pour une caravane,
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comme était la mienne, que de se heurter tout d’un coup à un ob- stacle inattendu. Les conducteurs se découragent, les animaux se lassent, et la désorganisation se met vite dans le convoi non préparé à ces fatigues im- prévues. On à vu qu'au contraire, depuis Bafoulabé, les renseignements et les croquis que n'avait cessé de me transmettre Vallière, m’avaient permis de régler les étapes, de prendre connaissance des passages difficiles et d’y envoyer à l'avance les hommes nécessaires pour déblayer le terrain et-ouvrir un chemin à nos ânes, déjà fort éprouvés par les marches précédentes. Ces précautions étaient d'autant plus indispensables que nous commencions à nous apercevoir d’un mal qui allait tous les jours grandissant et qui menaçait de nous enlever bientôt nos moyens de transport. Nos ânes se bles- saient de plus en plus sur le dos, et quelques-uns avaient déjà des plaies qui les rendaient incapables de tout service et que nous désespérions de guérir. Elles étaient dues au frottement des cordes de chargement sur l’épine dorsale, inconvénient que n’atténuait qu’en partie le sac rembourré de paille qui leur couvrait le dos. Nous ne savions trop quel remède apporter à ce mal. Nous n'avions eu à Saint-Louis ni le temps ni les moyens de faire con- fectionner des bâts, et 1l nous avait été impossible de nous procurer de gros sacs rembourrés de crin. Nous avions done, outre tant d’autres soucis, la crainte de nous voir privés sous peu d’une partie de nos bêtes de somme. Celle considération augmentait encore mon désir d'atteindre le plus rapide- ment possible le grand fleuve du Soudan, où je pouvais seulement songer à employer la voie du Niger pour le transport de nos bagages.
Au delà de Badumbé, la vallée s'élargit considérablement et devient plus ondulée. Le Bakhoy décrit vers le nord un are de cerele, et le chemin, pour rejoindre Fangalla, suit à peu près la corde de cet are, à travers des ondu- lations assez accentuées. Je pense que la route projetée dans cette région fera bien de s’écarter de notre itinéraire et de se rapprocher de la rivière, où elle trouvera des accidents de terrain moins prononcés.
CHAPITRE V
Séjour à Fangalla. — Ilistoire de ce village. — Marche vers Kita en pays inconnu et désert. —- Les chutes de Bily. — Bivouac de Toudora. — Installation du camp. — Franchissement du Bakhoy au gué de Toukoto. — Attaque d’un lion. — Exercice de rassemblement. — Renvoi